À Buenos Aires, cette capitale baroque égarée dans l’hémisphère austral, où l’on respire à parts égales les parfums d’Italie, de Castille et de vieilles ambitions européennes, un homme vêtu de noir gesticule. Le président Javier Milei, dernier avatar d’un populisme tropical qui emprunte autant à la pensée libertarienne qu’à la mystique cabalistique, vient de découvrir — ô miracle archivistique — douze caisses de « documents nazis » oubliés dans les sous-sols de la Cour suprême. Ce trésor de paperasses — carnets d’adhésion à une obscure guilde allemande, prospectus de propagande fanée, photographies de routine — a aussitôt été brandi comme une révélation quasi-sacramentelle, destinée à frapper d’estoc les derniers hérauts du péronisme.
Il faut avoir vu les mines compassées des présentateurs argentins, solennels comme des chantres d’obsèques, commenter cette résurrection documentaire pour mesurer l’ampleur de la mascarade. On prétend ouvrir des archives que nul ne fermait. On annonce une « transparence » sans objet, car ces documents, connus des historiens depuis plus de vingt ans, avaient été déclassifiés par décret dès 1992, sous le règne déjà crépusculaire de Carlos Menem. Rien de neuf sous le soleil austral, sinon cette tendance croissante des gouvernements modernes à substituer à l’acte une mise en scène, à l’histoire une scénographie de mémoire.
Milei, qui en d’autres domaines ne manque ni de verve ni de courage, semble ici se prêter à un jeu qui le dépasse. L’on devine derrière cette pantomime l’ombre portée de la diplomatie impériale américaine, toujours soucieuse de sanctifier ses protégés par le rite expiatoire de la repentance, et la main vigilante du Centre Simon Wiesenthal, jamais à court d’exégètes pour faire parler les moindres grimoires. Ce président qui brandit la tronçonneuse économique avec frénésie se fait soudain archiviste de fortune, docile aux injonctions venues d’ailleurs, exhibant des preuves révolues comme l’on montre les reliques d’un saint supplicié.
En vérité, ces documents ne sont ni compromettants, ni neufs, ni même particulièrement éclairants. Ce sont des traces bureaucratiques, témoins ternes de l’activité associative d’Allemands installés en Argentine avant 1945. Le fameux NSDAP-Auslandsorganisation — organe d’exportation idéologique du régime hitlérien — y avait certes ses relais, comme dans d’autres pays du Cône Sud. Est-ce là une révélation ? Non. C’est la résurgence d’un mythe déjà vidé de sa substance, un théâtre de l’effroi qui ne parvient même plus à faire frissonner.
L’habileté politique réside ici non dans la véracité, mais dans l’art de déplacer les projecteurs. Alors que Milei affronte une caste médiatico-académique droguée aux mythes de la terreur d’État, qu’il remet en cause la comptabilité fantasmatique des fameux 30 000 disparus — chiffre incantatoire dont l’origine tient davantage du slogan militant que de la statistique rigoureuse — il détourne l’attention sur des nazis fossilisés, pour mieux endormir l’indignation rituelle de la gauche morale. L’ennemi fasciste, fût-il momifié, reste une valeur sûre pour susciter l’applaudissement de certains sénateurs américains ou d’ONG mémorielles.
En s’attaquant à la vache sacrée des « disparus », Milei touche à ce que Guillaume Faye aimait à évoquer devant moi, les « dogmes immunitaires » des régimes postmodernes : ces récits sanctifiés que nul ne peut contester sans être frappé d’excommunication. C’est là qu’est son vrai courage — non dans cette agitation autour de reliques nazies dont l’Argentine n’a jamais nié l’existence.
La mémoire, lorsqu’elle devient enjeu politique, se change en instrument de domination symbolique. Le philosophe allemand Carl Schmitt, si souvent mal compris, rappelait que toute politique réelle suppose une distinction claire entre l’ami et l’ennemi. Ici, l’ennemi désigné — le passé fasciste, le péronisme soupçonné, la complaisance argentine — permet de redéfinir l’identité vertueuse de l’Argentine nouvelle : alignée, nettoyée, bénie par l’Occident.
C’est là tout le danger : faire de l’histoire un outil de purification morale, confondre l’acte de mémoire avec le devoir d’alignement géopolitique. Ernst Niekisch eût parlé ici d’une trahison du national-révolutionnaire au profit du conformisme atlantiste.
Il y aurait sans doute matière à réflexion sur cet usage concurrentiel des mémoires, pour reprendre l’expression d’un historien local. Opposer Shoah et dictature argentine, comme si les tragédies de l’Histoire devaient se concurrencer sur le marché saturé de la victimologie mondiale, c’est perpétuer une logique de guerre des récits plutôt que de transmission de la vérité. L’histoire est aujourd’hui prise en otage par le « politique », non dans sa dimension noble, mais dans son versant manipulateur : elle devient terrain de manœuvre, ressource exploitable, matière à storytelling.
L’Argentine n’a jamais été ce sanctuaire nazi que dépeignent les feuilletons occidentaux. Oui, Eichmann s’y cacha. Oui, Priebke y coula des jours paisibles. Mais l’ensemble est moins spectaculaire qu’on ne le croit, et les rares criminels nazis exfiltrés n’y constituaient pas une armée en exil. Le péronisme, en sa jeunesse, flirta avec les oripeaux mussoliniens. Est-ce suffisant pour en faire un régime complice du Reich ? L’Histoire exige plus que des amalgames commodes.
On oublierait trop aisément que l’Argentine n’a pas seulement accueilli quelques officiers SS errants. Elle fut aussi le refuge de Français bannis, d’anciens combattants de l’Est, d’idéologues vaincus. Marc Augier, alias Saint-Loup, y trouva une terre d’asile où il poursuivit son œuvre d’historien martial et de romancier du Nord spirituel. Jacques de Mahieu, collaborateur de la revue Nouvelle Ecole, anthropologue et doctrinaire d’une pensée autoritaire mâtinée de mystique identitaire, y forma plusieurs générations de penseurs péronistes, dans une tradition mêlant mythes impériaux, références païennes et rejet viscéral du libéralisme moderne. Plus tard, ce furent les exilés de l’OAS, ces soldats sans guerre, ces Français déchus, qui, dans les quartiers discrets de Rosario ou de Cordoba, racontaient l’Algérie comme d’autres parlent d’un empire englouti. Dans mon enfance, je me souviens d’avoir écouté leurs récits.
Ces figures composites — ni tout à fait nazies, ni tout à fait repentantes — incarnent cette complexité du XXe siècle, que Milei, en ressuscitant un folklore de carton-pâte, trahit plus qu’il ne la dévoile.
La vérité, comme souvent, est moins flamboyante. Elle réside dans les lenteurs des procédures judiciaires, dans les fonds poussiéreux des ministères, dans les rapports d’enquête négligés. Le vrai travail d’historien est austère, patient, et rétif aux trompettes du sensationnel. Milei, qui se veut iconoclaste, gagnerait à méditer la leçon de Moeller van den Bruck, ce penseur allemand que l’on cite trop peu : les grandes nations meurent non d’excès d’oubli, mais de saturation mémorielle mal digérée.
En Bretagne, quand un vent du large s’engouffre trop soudainement, les goélands quittent la côte, méfiants. Peut-être devrions-nous faire de même avec ce tumulte argentin, attendre que les flots se calment, et reprendre l’analyse à tête reposée. La mémoire n’est pas un instrument de gouvernement, c’est un legs. Et quand on en fait un outil de propagande, elle cesse d’éclairer pour aveugler.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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2 réponses à “La farce des archives allemandes, ou la nouvelle liturgie du spectaculaire”
Remarquable article écrit avec une plume riche d’une langue française admirable
Bravo à Balbino Katz de citer le nom de mon vieil ami Jacques de Mahieu que j’ai rencontré en Argentine en 1983. Nous sommes devenus proches et pour lui faire une farce, quand son livre « Drakkars sur l’Amazone » (disponible chez Dualpha) fut publié, avec l’aide d’un maquettiste des éditions Atlas, j’ai imaginé une couverture factice d’un livre intitulé « Felouques sur l’Oder-Neisse » ornée du logo des éditions Copernic. J’en ai imprimé quelques unes pour faire sourire mes amis du GRECE et j’ai posté un bel exemplaire à destination de notre ami exilé qui apprécia la plaisanterie de bonne manière.