Au commencement était Zamba, gentil petit bonhomme aux couleurs des mouvements populaires argentins, héros de la chaîne publique Paka Paka. Zamba, c’était la pédagogie douce du péronisme, la patte didactique du kirchnérisme appliquée à l’enfance. Il s’agissait, depuis une décennie, d’enseigner l’histoire nationale à hauteur de cartable, avec des accents de justice sociale et des références à Evita ou Che Guevara comme autant de figures tutélaires. Cela en disait long sur le rôle que s’arrogeait l’État argentin dans la formation des jeunes esprits : un ministère de la mémoire aussi bien que de l’éducation.
En juillet prochain, le vent va tourner. Sous l’impulsion de Javier Milei — figure baroque, bouffonne et tragique du libertarianisme sud-américain —, ce même Paka Paka diffusera une série tout droit sortie de l’Amérique évangélico-capitaliste : Tuttle Twins. En apparence, rien que de très banal : deux enfants accompagnent leur grand-mère cubaine à travers les âges et les continents, pour rencontrer les saints patrons du marché libre — Adam Smith, Ludwig von Mises, Milton Friedman — et fustiger les hérésies de Karl Marx. En réalité, un manifeste illustré, une offensive culturelle d’envergure, un manifeste pour enfants contre l’État, les subventions, les quarantaines, la fiscalité, l’université, les familles monoparentales et, bien sûr, le socialisme.
On dira peut-être que ce genre de production relève du folklore, de la caricature ou du prosélytisme ludique. Ce serait mal comprendre l’époque. Tuttle Twins est à la culture politique ce que les munitions sont à la guerre de mouvement. Une arme. L’un des rares instruments que la droite dite radicale semble enfin maîtriser, depuis les déboires d’un certain Trump avec Twitter ou ceux d’Éric Zemmour avec les tribunaux hexagonaux. Milei, lui, a compris — comme le soutenait jadis Guillaume Faye dans Pourquoi nous combattons, du moins dans la première version tapuscrite qu’il avait rédigée dans son bureau abrité aux éditions Copernic et qu’il m’avait demandé de relire — que les batailles électorales sont secondaires si l’on n’a pas préalablement gagné la bataille des imaginaires.
Ce dessin animé libertarien, adapté d’une série de livres diffusés par le think tank ultra-libéral nord-américain Libertas, illustre cette stratégie. Derrière les dialogues aux airs de bande dessinée catéchétique — « D’un besoin ne naît pas un droit », « Le socialisme détruit l’envie de créer » —, ce sont les fondements mêmes de l’État moderne qui sont attaqués. Les enfants sont invités à mépriser l’école, fuir l’université, vénérer la crypto-monnaie et voir en la planche à billets un engin démoniaque, digne d’un sorcier stalinien. Le philosophe John Locke est convoqué pour réfuter les droits sociaux, Milton Friedman démasque la duplicité de l’inflation étatique, et Karl Marx est réduit à une caricature d’homme cupide. L’opération est pensée pour imprégner les consciences de manière précoce. Elle entend supplanter, dès l’enfance, ce que le marxisme culturel a imposé à coups d’institutions, de discours compassionnels et de pédagogie égalitariste.
La droite traditionnelle, elle, tousse. Dans les colonnes de La Nación, certains éditorialistes frémissent : ce serait là un excès, une réponse symétrique au kirchnérisme, une sorte de «contre-endoctrinement». Ils n’ont pas compris — ou feignent de ne pas comprendre — que la neutralité idéologique est une illusion, que tout contenu éducatif contient, d’une manière ou d’une autre, une vision du monde. C’est ce que Carl Schmitt, avec la clarté du juriste intransigeant, avait entrevu lorsqu’il affirmait que le politique surgit dès que l’on distingue l’ami de l’ennemi. Ici, dans la vision libertarienne de Milei, l’ennemi, c’est l’État-providence, et l’ami, c’est l’individu souverain, jouisseur de ses gains et protégé de toute redistribution.
L’intelligentsia de droite argentine, engoncée dans ses réflexes dépassés, rechigne encore à user des armes de la gauche. Elle voudrait débattre là où l’on doit frapper. Or, c’est dans l’élémentaire, dans l’enfance, dans la forme première de la pensée, que se joue l’avenir des peuples. Une chaîne de télévision pour enfants devient alors le théâtre d’une bataille décisive. Ce n’est pas une anecdote, c’est un signal.
Il est d’ailleurs significatif que Tuttle Twins soit produit par Angel Studios, un consortium mormon en guerre contre les oripeaux de Hollywood, et propulsé par les mêmes mécanismes de financement que les séries bibliques grand public ou les films créationnistes. Dans cette Amérique des marges, où l’on croise aussi bien les milices de l’Idaho que les entrepreneurs évangéliques du Texas, l’on a saisi depuis longtemps ce que l’Europe bourgeoise continue de mépriser : l’importance du récit, la puissance du conte, la vérité que recèle l’iconographie.
Milei, en installant ces figures dans le paysage audiovisuel public, fait preuve d’un cynisme assumé mais cohérent. Son combat n’est pas de convaincre les adultes. Il vise les enfants, les futurs citoyens électeurs. Il sait que c’est là que tout commence. Et, pour le dire avec Spengler, lorsque l’on veut fonder un nouveau cycle civilisationnel, il faut d’abord détruire le précédent, jusqu’à ses fondations les plus intimes — celles de la fable et du rêve.
Balbino Katz
— chroniqueur des vents et des marées —
2 réponses à “Les « Tuttle Twins » : la guerre culturelle commence au plus jeune âge”
Bonjour,
Et que penser d’un état soit disant anti-étatique, qui s’arroge un tel droit d’endoctriner les intimités ? C’est du gauchisme intellectuel, du neo con, la guerre partout et entre tous. Encore une fois, le politique tente de s’arroger des droits religieux. Il n’y a qu’une histoire que les enfants devraient absolument apprendre, et c’est celle de Jésus, parce qu’Il est le prince de la paix. Maintenant, si des parents veulent faire le malheur de leur enfant…
Cdt.
M.D
La nounou électronique est l’un des fléaux les plus graves de la guerre culturelle. Depuis mon mariage (voilà bientôt 33 ans) nous n’avons pas de télé à la maison, alors que mon épouse et moi-même sommes tous les deux nés dans une famille qui avait déjà la télé (ce qui, en ce qui me concerne, était assez rare).
Le plus grave n’est pas l’endoctrinement, mais l’abêtissement provoqué par la fascination hypnotique de ces vidéos qui conduit à l’absence d’utilisation de la raison et l’imprégnation de la mémoire et de l’imagination.
Alors oui, en raison de cette imprégnation, l’endoctrinement est facile. Reste qu’il faut aimer la vérité plus qu’on aime son quant à soi, son petit confort ou sa réputation pour se débarrasser de la nounou électronique, et bien nombreux sont ceux qui ne vivent qu’à travers l’apparaître. Ici la lutte est entre ceux qui aiment la vérité jusqu’au mépris d’eux-mêmes et ceux qui s’aiment eux-mêmes jusqu’au mépris de la vérité, abandonnant ainsi leurs enfants à la tyrannie idéologique.