Portsmouth s’est éveillée cette semaine sous une lumière pâle et cérémonieuse, tandis qu’un vaisseau de guerre, couvert de rouille mais encore habité par les ombres de ses marins, quittait le port pour son ultime traversée. Le HMS Bristol, dernier survivant de la guerre des Malouines, a été remorqué vers un chantier naval turc, où l’attendent les chalumeaux impassibles du démantèlement. Ainsi disparaît un vestige d’Empire, salué une dernière fois par les vétérans massés sur la Round Tower, silhouettes immobiles sous la pluie fine de la Manche.
Pour l’observateur né à Buenos Aires que je suis, bien que désormais retiré dans les embruns de la côte bretonne, cet événement ne relève ni de l’anecdote ni du folklore naval. Il s’agit d’un marqueur. La guerre de 1982, en apparence figée dans les manuels d’histoire, demeure vivante comme une braise sous la cendre. Le départ du Bristol évoque moins la fin d’un cycle que l’attente d’un recommencement.
La querelle des Malouines est l’un de ces conflits que le temps ne dissout pas. En 1833, la Grande-Bretagne, profitant du chaos dans les provinces du Rio de la Plata, chassa le représentant argentin des îles d’un revers d’escadre. En 1982, ce furent les Argentins qui, à leur tour, évacuèrent le gouverneur anglais avec cette même logique de fait accompli. Les deux gestes, séparés d’un siècle et demi, se répondent comme des miroirs, sans qu’aucune renonciation formelle ne soit jamais venue clore le différend. On est loin, très loin, de la situation française, dont les prétentions sur ces îles, aussi fondées que celles de l’Espagne ou de l’Angleterre, furent closes par un acte explicite de renonciation, scellé au XVIIIe siècle au profit de la Couronne espagnole.
La victoire britannique, aussi bruyamment célébrée qu’elle fut incertaine dans ses débuts, aurait pu être remise en question si, au lieu d’une junte militaire épuisée et discréditée, l’Argentine avait été gouvernée par une autorité politique solide, adossée au peuple et à l’armée. On peut penser, et certains stratèges à Buenos Aires n’en doutaient pas, qu’un gouvernement péroniste, appuyé sur son appareil syndical et sa tradition de mobilisation populaire, n’aurait pas interrompu les combats après la chute de Puerto Argentino. L’hiver austral aurait alors pu faire basculer l’équilibre logistique, piégeant les Britanniques à 13 000 kilomètres de leur base, dans un théâtre d’opérations qu’ils ne contrôlaient que par la ténacité de leur flotte.
Ce fut donc une victoire acquise sur le fil, que Londres transforme depuis en permanence stratégique. Les îles, renforcées militairement, se sont peu à peu dotées d’une administration autonome, mais sous étroite tutelle, et d’un statut juridique protégé par l’invocation opportune du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Notons ici que ce principe est utilisé avec une souplesse toute britannique : invoqué à Gibraltar, refusé à l’Écosse. Quant aux habitants des Malouines, tous descendants d’Européens installés après 1833, ils sont désormais les gardiens involontaires d’un ordre impérial maintenu artificiellement en vie, tel un organisme débile, prolongé par la seule obstination bureaucratique de la Couronne..
Pour l’Argentine, la perte des îles reste une béance psychique. Ce que Spengler aurait appelé une «obsession tellurique» : le sentiment d’un destin contrarié. Et longtemps, cette nostalgie nationale s’est heurtée à l’indigence de l’État. Durant près de vingt ans, sous le règne conjugué des Kirchner et de leurs successeurs, les forces armées furent volontairement affaiblies, privées de moyens, de doctrine, d’avenir. Il s’agissait moins d’une négligence que d’un projet idéologique : l’armée, naguère instrument de coups d’État et de répression, devait être marginalisée, reléguée à un rôle d’assistance humanitaire ou de parade.
Or, depuis l’arrivée au pouvoir de Javier Milei, un vent de redressement souffle sur les casernes. L’homme, caricaturé à Paris comme un trublion libéral hystérique, mène pourtant une politique de réhabilitation militaire qui, en Argentine, est perçue comme une restauration. Sans tapage, avec prudence mais fermeté, il remet l’uniforme au cœur de la conscience nationale. Ce geste, chez lui, n’est pas nostalgique. Il est stratégique. Car si l’Argentine ne prétend pas aujourd’hui reconquérir les Malouines, elle entend redevenir crédible dans sa revendication.
La guerre n’est pas imminente, pas plus qu’elle n’est impossible. Elle est latente. Et cela suffit à structurer la pensée militaire d’un État. Pour les Argentins, la reprise des îles reste un horizon. Non pour demain ni même pour après-demain, mais pour ce jour indéfini où la conjoncture, une crise énergétique, un désengagement britannique, un basculement géopolitique, rendra l’opération viable. À cette fin, il faut des moyens, une armée, une volonté.
La Royal Navy, de son côté, persiste à défendre ce confetti de l’Empire avec une détermination que seuls des insulaires peuvent comprendre. On y voit un morceau d’honneur national, une enclave stratégique, et peut-être aussi un dernier vestige du temps où l’Angleterre régentait les mers. Pourtant, les temps changent, et l’Atlantique Sud n’est plus un lac britannique.
Ainsi, tandis que le Bristol achève sa carrière sur les côtes d’Anatolie, la prochaine guerre des Malouines attend son heure. Elle est inscrite, déjà, dans les veines de l’histoire à venir. Ce qui reste à écrire, c’est le nom de la génération qui en portera le fardeau.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
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Une réponse à “La carcasse du Bristol et l’ombre portée de la guerre des Malouines”
Portsmouth chanté par Mike Oldfield. Les Malouines un beau nom qui fleure bon St Malo mais comme aimait à le dire et le répéter Tabarly les Français ne sont que d’indécrottables ploucs!
Au pays d’une partie de mes ancêtres sans faire de publicité je recommande la crêperie Ty Men Lan Du à Plomeur (tost da Bloeur en bon breton Ploveur) c’est dans cette église que l’un de mes ancêtres fut parrain de Hyacinte qui devint le dernier marquis de Kergos enseigne au Royal Vaisseau fusillé à Vannes après l’affaire de Quiberon 1795. Cette crêperie est une ancienne chaumière avec cheminée et superbe collection de portraits et photographies…à voir et ce qui ne gâte rien les crêpes sont authentiques!
Raymond, des terribles marées d’équinoxe!