Quand les jeunes gens tuaient dans les rues de Londres

Une Angleterre que les Anglais eux-mêmes ne connaissent plus nous est restituée dans une enquête savamment conduite par le criminologue Manuel Eisner de l’université de Cambridge, et rapportée avec vigueur par Leo Sands dans les colonnes du Washington Post. L’étude, qui s’appuie sur les archives judiciaires du XIVe siècle, exhume plus de trois cents meurtres commis à Londres, Oxford et York — villes réputées aujourd’hui pour leur respect des traditions, mais où l’on s’égorgeait naguère à chaque carrefour. On y meurt pour une insulte, pour une amante, pour une rixe mal éteinte — comme on respirait, c’est-à-dire sans y penser.

Ce qui frappe, au premier chef, ce n’est pas tant la violence — ordinaire en des siècles où Dieu ne retenait pas la main — que sa géographie. Les homicides, loin de se concentrer dans les bas-quartiers, pullulaient dans les rues les plus riches, sur les places marchandes, dans ce qu’était, au Moyen Âge, l’équivalent de la Fifth Avenue : Westcheap. C’est là, en plein midi, qu’un prêtre fut assassiné à la dague, sur l’ordre supposé d’une noble déchue, amoureuse bafouée, punie par l’Église, mais vengeresse au fil du temps. L’histoire a la saveur d’un roman noir, mais c’est bien la chronique judiciaire qui en livre les détails.

Autre enseignement de cette recherche : les étudiants tuaient plus que les brigands. Oxford, ville de clochers et d’érudition, affichait un taux d’homicide digne d’un camp de barbares : cent meurtres pour cent mille habitants. Non pas à cause du lumpen ou des manants, mais des jeunes hommes en soutane, fils de bonne famille, qui, loin de leurs provinces, faisaient bande à part, s’armaient d’arcs, se querellaient à mort dans la nuit, et prenaient les ruelles pour des champs de bataille. L’un mourut en sortant uriner, pris entre deux factions ennemies. Un autre fut criblé de flèches dans une rue commerçante. Rien, ici, d’accidentel : l’homicide était manière de vivre, et parfois de mourir.

Les coupables, souvent, n’étaient pas punis. Le droit était plus rite que loi. On criait au meurtre, on convoquait le coroner, on formait un jury. Puis l’affaire s’éteignait, étouffée par les rangs, la fuite ou l’intercession. Car les meurtriers n’étaient pas des miséreux ; on tuait dans toutes les couches du peuple, jusqu’aux nobles dames. La société médiévale ne voyait pas dans la violence un désordre, mais un outil. On réglait ses comptes à la lame, comme d’autres aujourd’hui à l’assignation.

Une carte de Londres indiquant les lieux des homicides recensés au XIVe siècle.
Les points bleus signalent des meurtres impliquant des hommes ; les points rouges, des victimes ou auteurs féminins. Les symboles précisent le type d’arme utilisée.
(Washington Post, Bibliothèque nationale d’Israël, collection cartographique Eran Laor, et Medieval Murder Map, Institut de criminologie de l’université de Cambridge)

On apprend, dans le même élan, que la peur était publique. On tuait devant témoin. On voulait que cela se voie. Le meurtre n’était pas qu’un acte : il était message, théâtre, punition visible. L’espace urbain médiéval était un décor pour la terreur sociale.

Prenons pour exemple le cas du prêtre John Ford, assassiné en 1337 dans l’une des rues les plus fastueuses de Londres : Westcheap. Ford n’était ni un inconnu, ni un brigand, mais un ecclésiastique de réputation, mêlé depuis plusieurs années à un différend d’allure tragique avec une dame noble, Ela Fitzpayne, sœur d’un de ses meurtriers présumés. Le mobile, longtemps resté obscur, s’éclaire à la lumière des archives exhumées par Manuel Eisner : quelque temps avant sa mort, Ford avait été publiquement accusé d’entretenir une relation charnelle avec Fitzpayne — accusation proférée non par une rumeur du peuple, mais par l’archevêque de Cantorbéry lui-même.

Le rapport original du coroner sur la mort du prêtre John Ford.
(Washington Post, Archives de Londres / Université de Cambridge)

Cette dernière fut condamnée à une pénitence d’humiliation symbolique : marcher pieds nus le long de la nef de la cathédrale de Salisbury, une chandelle de quatre livres à la main, une fois l’an, durant sept années. Pénitence imposée aux puissants lorsqu’on n’ose pas les frapper autrement. Honte gravée dans les murs du clergé, et vengeance probablement scellée dès cet instant.

Lettre de 1332 de l’archevêque de Cantorbéry à l’évêque de Winchester, révélant les accusations d’adultère entre Ela Fitzpayne et John Ford.
(Washington Post, Université de Cambridge — Reproduction de la correspondance de l’archevêque John de Stratford, avec l’aimable autorisation des Archives du Hampshire et du conseil du comté de Hampshire)

L’assassinat de Ford fut tout sauf un geste impulsif. En pleine journée, il fut attaqué à la dague par une bande d’hommes de main. L’acte, survenu dans un quartier de luxe, n’avait rien d’un règlement de compte entre misérables. Il relevait de cette violence aristocratique, calculée, opérée à ciel ouvert pour effacer une offense. Aucun procès ne fut instruit contre la dame. Seul un serviteur, peut-être choisi pour son silence, fut condamné. La justice féodale savait punir les pions, et détourner les yeux des reines.

On comprend, à travers cette affaire, ce que l’ordre médiéval voulait dire : le droit n’y était pas ce principe abstrait que nous idolâtrons, mais un outil aux mains des puissants, parfois sacralisé, souvent contourné. Ce que la chronique appelle crime, l’histoire, elle, reconnaît comme vengeance sociale.

Et c’est cela, au fond, que l’étude d’Eisner vient nous rappeler : que la ville n’a jamais été un espace neutre, mais un théâtre de domination. Qu’on n’y tuait pas malgré la foule, mais à cause d’elle. Et que le crime, dans l’Angleterre du XIVe siècle, n’était pas l’ombre du pouvoir — il en était le langage.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR
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3 réponses à “Quand les jeunes gens tuaient dans les rues de Londres”

  1. Maury dit :

    Voilà bien une « étude » qui veut banaliser et nous faire considérer comme normaux les assassinats d’aujourd’hui !
    Ça tombe à pic. Et en plus, au passage, elle écorne la religion catholique.
    Dites moi, quelle est l’orientation politique des  » chercheurs » ?

  2. Pierre dit :

    Désolé de vous contredire Balbino Katz, l’Angleterre était déjà sous la coupe des pillards tortionnaires, et cela depuis 1066 ou, au plus tard, 1068. La société anglaise de cette époque à la Guerre des Deux Roses est une anomalie dans le monde médiéval, et généraliser à partir de cette société est une erreur grave.

  3. PL44 dit :

    Dans « L’Homme qui rit » Victor Hugo, certes très anglophobe, dépeint les Anglais comme des dégénérés. Notamment, d’après le roman, le passe temps favori (le « fun ») de jeunes bourgeois sadiques était d’agresser sauvagement des passants.

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