Cela fait maintenant 3 siècles que leur origine indienne a été démontrée. Et pourtant l’expression désuète « chiffres arabes » reste employée. Elle l’est même de plus en plus, aussi bien dans les leçons des écoliers que dans les documentaires pour le public adulte, comme celui diffusé en ce moment sur Arte (« L’Odyssée des Chiffres »).
Bien sûr Arte ne va pas jusqu’à prétendre comme Mélenchon que « les Arabes ont inventé les maths » et admet l’origine indienne de notre arithmétique. Mais sans la bonne volonté des Arabes du Moyen Âge, explique le documentaire, jamais cette innovation ne se serait diffusée au reste du monde.
Les Hindous apportent eux-mêmes leurs chiffres à la quasi-totalité de l’Asie
La plus ancienne preuve de l’existence de la numérotation de position à 10 signes se trouve dans un manuscrit du début du Moyen Age, aujourd’hui conservé dans le sud de l’Inde : on peut dater cette première occurrence très précisément : + 458, en plein âge d’or scientifique et technique de la civilisation hindoue.
Dès 683, la nouvelle façon de compter est exportée au Cambodge et dans l’actuelle Indonésie, à 7000 km du point de départ, ainsi que l’attestent des stèles comportant des dates. Suivent le sud de l’actuel Vietnam (813), et plus tard la Birmanie, la Thaïlande et les Philippines, territoires alors dans l’orbite hindouiste et bouddhiste.
Vers le nord de l‘Asie, la diffusion est également rapide : en 708, Gautama Siddhanta, missionnaire bouddhiste indien, expose à la cour de l’empereur de Chine la nouvelle arithmétique. A une date probablement équivalente, le Tibet s’inspire du système indien et le transmet beaucoup plus tard aux Mongols (vers 1250).
Plus à l’ouest du continent, la transmission est encore plus précoce : la Syrie actuelle est atteinte au plus tard en 661-662. C’est en effet la date de rédaction du « Traité sur les Constellations », par l’astronome Sévère Sebokht, où il réserve un passage élogieux à la plus belle réussite hindoue.
Bien que syrien, Sebokht n’est ni arabe ni musulman : c’est un chrétien de langue syriaque, comme tous ses compatriotes d’avant la conquête arabe. Les Syriaques sont alors en contact direct avec l’Inde, où leurs missionnaires ont implanté une florissante communauté chrétienne.
Les Arabes orientaux les diffusent en Afrique du nord et (involontairement et tardivement) en Europe
Les Arabes rencontrent les chiffres indiens au moins un siècle plus tard, longtemps après être sortis de leur péninsule et seulement après avoir parachevé leur conquête du Moyen Orient.
La rencontre a peut-être lieu en 773 (visite d’une délégation d’astronomes indiens à Bagdad), mais plus certainement vers 813 : c’est la date approximative de rédaction par Al Khwarismi de son « Livre des additions et des soustractions selon le calcul des Indiens ».
Or Al Khwarismi n’est pas arabe : il est iranien, d’une ville de l’actuel Ouzbékistan, un foyer scientifique alors brillant sur le trajet des échanges Inde-Chine. Sa langue maternelle lui a permis de jouer les intermédiaires : l’iranien et l’hindi entretiennent le même rapport de proximité que le français et l’espagnol.
Si Al Khwarismi rédige en arabe, c’est que la langue du Coran, remplaçant le grec, le syriaque et l’iranien, devient jusque vers 1250 le véhicule obligé de l’administration et de la science. On peut voir une analogie actuelle : l’anglais est la langue incontournable des laboratoires et des revues scientifiques, sans qu’on puisse dire pour autant que toutes les inventions qui en sortent soient anglaises.
Prenant la suite des Indiens, les Arabes diffusent les nouveaux chiffres en Afrique du nord, puis – tardivement et malgré eux- en Europe.
Les chiffres indiens ne sont attestés sur notre continent qu’en 976, au nord de l’Espagne, dans un manuscrit de l’abbaye d’Albelda, sur le chemin de Saint-Jacques. Il aura donc fallu 200 ans pour que l’invention parcoure les 4000 km séparant l’Inde de la Syrie, contre 300 ans pour traverser la Méditerranée dans sa longueur (également 4000 km).
Ce retard s’explique : jusque vers l’An Mil, l’Europe est coupée du reste de l’Eurasie par une force radicalement hostile. Une fois la situation rétablie en Espagne et en Méditerranée, les chrétiens s’emparent eux-mêmes des manuscrits dans les territoires reconquis, comme en Sicile ou à Tolède.
N’en déplaise à Arte, les seuls échanges multiculturels pacifiques de l’époque sont ceux dont les Hindous ont pris l’initiative.
Arte met en avant une autre explication à ce retard, interne à la société européenne : les comptables traditionnels, accrochés par intérêt aux nombres romains, auraient été soutenu par l’Église, celle-ci par bêtise et cupidité.
Incontestablement il y a bien eu de telles réticences, d’ordre idéologique et technique, parfois pertinentes d’ailleurs. Mais ce que ne mentionne pas Arte, c’est que des réticences équivalentes ont existé en terre d’Islam, où les chiffres indiens sont restés marginaux par rapport au système traditionnel, basé sur les lettres arabes.
Les Algériens n’inventent pas les maths mais conservent le design initial indien
Autre confusion entretenue : les Européens auraient copié la forme des « chiffres ghubar », la variante en usage dans le Maghreb médiéval. Ce qui ferait des Algériens les véritables inventeurs de notre arithmétique – du moins selon le chercheur Ahmed Boucenna, de l’Université de Sétif, en …Algérie.
Cependant, il serait plus honnête de parler de « chiffres nagaris », une police d’écriture dérivée du style « brahmi », tous deux indiens.
C’est globalement ce style graphique du nord de l’Inde qui passe en Iran et dans le monde arabe vers 800 : au Moyen Orient elle évolue au point de devenir méconnaissable et donne naissance aux chiffres « arabes orientaux » qui sont encore utilisés ; à l’ouest (de la Tunisie à l‘Espagne musulmane), le nagari évolue peu et est rebaptisé chiffres « ghubar » (ou encore « arabes occidentaux »), type qui finit par disparaître vers 1800 environ.
Si on regarde l’évolution en détail, on constate que :
– 0, 2, 3, 6 sont des copies conformes des chiffres nagaris ou brahmis originels
– le 1 a été retouché : courbe et penché chez les Indiens, il devient un simple bâton vertical chez les Maghrébins, sous l’influence de la lettre arabe alif. Par la suite, les Européens ajoutent les traits du haut et du bas
– le 4 a été redessiné par les Européens du Moyen Age, par simplification radicale des formes antérieures. Le 4 en écriture manuelle, avec une barre verticale, date au moins de la Renaissance et semble inspiré de l’ancien 5 d’origine indienne
– le 5 est également une réinvention des Européens
– le 7, originellement courbe, a été retouché hors d’Inde, entre Maghreb et Europe : c’est dans les manuscrits européens qu’on trouve la série la plus ancienne de 7 anguleux. L’ajout, en écriture manuelle, de la barre centrale est postérieure au Moyen Age et limité à certains pays comme la France
– le 8 a été retouché par les Maghrébins, d’après une variante brahmie autre que le nagari
– le 9 a été retouché par les Arabes, sous l’influence de leur lettre waw : le prototype indien était plus horizontal, avec une queue plus courte
Les Européens finalisent et mondialisent un standard universel
Les Européens ont repris le design simple répandu en Espagne, avant de le compliquer (chiffres « apices »). Puis ils retournent à la simplicité, en s’inspirant des pratiques de leurs voisins maghrébins et en se démarquant sur ce point des manuscrits arabes orientaux.
Vers 1400, cela donne la suite de chiffres que nos connaissons encore : c’est-à-dire une police qui concilie tracé simple et figures bien identifiables, selon un design plutôt supérieur aux autres numérotations de la planète.
En 1478, cette police brahmie-nagarie-ghubare-européenne est transposée en caractères d’ imprimerie. Un standard unifié et stable est ainsi créé : il sera introduit par les explorateurs en Amérique et au sud de l’Afrique, et réintroduit en Chine, en Asie du sud-est et même dans le sud de l’Inde, où la numérotation de position indienne avait été perdue.
Avec les chiffres, les Européens transmettent les autres instruments graphiques de calcul qu’ils ont créés, dont les plus usuels : + / – / x / ÷ / =
Enora
Source : Georges Iffrah, « Histoire universelle des chiffres », 1994
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