En 2013 paraissait outre-Atlantique un ouvrage dont le titre annonçait crûment la couleur : Average is Over. L’auteur, Tyler Cowen, économiste américain de l’école néo-libérale, y prophétisait un monde du travail bouleversé par l’irruption de l’intelligence artificielle, un monde où les médiocres, entendez les travailleurs ordinaires, seraient laminés, et où ne subsisteraient que les petits métiers du bas de l’échelle et les hautes fonctions des élites cognitives. Une société «bifurquée», disait-il, avec d’un côté les aides-soignants, livreurs et autres « petites mains », et de l’autre une aristocratie algorithmique, peu nombreuse mais grassement rémunérée. Entre les deux, le vide.
Dix ans plus tard, cette sombre perspective cesse d’être une spéculation intellectuelle pour devenir une donnée économique observable. En France, depuis la mise sur le marché de ChatGPT à l’automne 2022, les offres d’emploi à destination des jeunes diplômés et des personnels d’exécution dans les secteurs tertiaires ont sensiblement diminué. Si les chiffres de l’INSEE sont encore timides, les signaux faibles s’accumulent. Chez Orange, des pans entiers du service client sont désormais confiés à des agents conversationnels. Dans la grande distribution, Carrefour introduit progressivement dans ses entrepôts des systèmes robotisés capables de préparer les commandes sans intervention humaine. Et dans les start-ups de la French Tech, l’exploit devient banal : produire des revenus colossaux avec des équipes microscopiques. Hugging Face, coqueluche des investisseurs en intelligence artificielle, affiche une productivité par tête qui ferait pâlir les ingénieurs de la vieille industrie lourde.
Cette révolution silencieuse n’épargne pas les cols blancs. Les tâches intermédiaires, celles que remplissaient naguère des bataillons de cadres moyens, assistants juridiques, analystes, correcteurs, programmateurs débutants, sont désormais exécutées par des modèles de langage ou des outils d’automatisation intégrée. La récente annonce de Mistral AI, cette pépite parisienne fondée par quelques jeunes prodiges du calcul formel, illustre bien la mutation : elle n’offre pas seulement des outils d’IA puissants, elle attire aussi à prix d’or les meilleurs cerveaux hexagonaux, des « grands algorithmes » formés à Polytechnique ou à l’ENS, auxquels elle propose des rémunérations à l’américaine. Les autres, ceux qui codent juste un peu mieux que les robots, se voient relégués à des tâches subalternes ou éconduits.
Dans ce contexte, une conséquence capitale s’esquisse, que nul politique n’ose encore formuler nettement : si l’automatisation permet d’exécuter sans peine la plupart des tâches simples, répétitives et faiblement qualifiées, pourquoi faudrait-il encore importer massivement une main-d’œuvre étrangère pour les accomplir ? Le discours convenu, selon lequel l’économie européenne aurait un besoin structurel de travailleurs venus du Sud pour faire tourner ses chantiers, ses cuisines ou ses maisons de retraite, vacille face à la froide logique des chiffres. Une machine ne fait pas grève, ne tombe pas malade, ne désagrège pas les équilibres sociaux et culturels des territoires qu’elle investit. À mesure que les robots prennent le relais des manutentionnaires et que les logiciels supplantent les opérateurs, la pression migratoire cesse d’être une nécessité économique pour apparaître, crûment, comme une construction idéologique.
Cette substitution progressive, que d’aucuns taxeront de technocratique ou d’inhumaine, possède pourtant une vertu politique : elle rend à l’Europe la possibilité de maîtriser de nouveau le destin de son propre corps social. La cohésion des peuples, l’unité culturelle des cités, la pérennité des mœurs ne sont pas des externalités négligeables. Ernst Niekisch, dans son Nationalbolschewismus, voyait dans le déracinement des masses le symptôme avancé d’une décadence civilisationnelle. Il n’est pas interdit d’y voir, aujourd’hui encore, une leçon d’actualité.
La situation, cependant, n’est pas nouvelle. Gilles Babinet, pionnier du numérique en France, le rappelle à l’envi : depuis la première machine à vapeur, l’homme tente de se décharger de son travail sur des outils plus efficaces que lui. Chaque époque a vu disparaître des fonctions — allumeurs de réverbères, clavistes de presse, typographes, pour en voir naître d’autres, parfois inattendues. Qui aurait parié en 1900 que l’avenir professionnel de milliers de jeunes Français passerait, un siècle plus tard, par les claviers d’un ordinateur dans un open space de La Défense ? Qu’il existerait des « gestionnaires de communautés numériques » ou des « ingénieurs en cybersécurité » ?
Cette cyclicité historique, que Spengler aurait sans doute rapprochée des lois organiques de la décadence et du renouveau, invite à la prudence dans les prophéties. Pourtant, une constante se dessine : l’ascension des métiers où l’intelligence émotionnelle joue un rôle central. Le soin aux personnes âgées, l’éducation spécialisée, le soutien psychologique ou l’entraînement sportif personnalisé sont autant de champs d’activité où l’IA échoue encore à imiter l’intuition humaine, la chaleur d’un regard, la subtilité d’une inflexion de voix. Là réside peut-être une planche de salut pour une jeunesse déboussolée par la froideur des machines.
Il y aura aussi les professionnels hybrides, ces centaures modernes qui, loin de s’opposer à l’IA, sauront s’en faire des alliés : médecins utilisant des assistants diagnostiques basés sur les bases de données médicales, juristes vérifiant la jurisprudence via des moteurs d’analyse sémantique, consultants chez Capgemini boostés par des outils prédictifs de gestion de projet. Non pas la guerre de l’homme contre la machine, mais la naissance d’un compagnonnage nouveau, à condition que l’homme accepte de n’être plus seul maître à bord.
La question n’est donc plus : « Mon emploi sera-t-il supprimé ? », mais bien : « Suis-je capable de collaborer avec des machines intelligentes ? » Car l’avenir appartient moins aux diplômés des grandes écoles qu’aux esprits plastiques, curieux, adaptables. À ceux qui, selon la belle expression de Jünger dans Le Travailleur, seront capables de se transformer à mesure que l’histoire les transforme.
Dans cette redistribution des cartes, les classes moyennes occidentales, si longtemps protégées par le compromis fordiste d’après-guerre, pourraient bien voir leur place rétrécir encore. Le rêve d’un emploi stable, bien payé, pour une compétence moyenne dans un secteur stable, s’effiloche. Le nouveau monde, plus instable, plus compétitif, plus inégal aussi, s’installe peu à peu. Il a les traits d’un technicien surqualifié, d’un robot silencieux, d’un algorithme à la mémoire infinie.
Reste à savoir si ce monde sera encore le nôtre.
Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —
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