Buenos Aires bruisse : un vol, des valises et une énigme présidentielle

Dans l’interminable mélodrame de la politique argentine, entre scènes d’opérette et tragédies de palais, surgit parfois un épisode qui, sous son apparente insignifiance, révèle une vérité plus large, un déséquilibre profond, un vacillement du réel. Le 26 février 2025, un avion privé venu de Floride s’est posé sur le tarmac de l’aéroport Jorge Newbery à Buenos Aires. Il portait à son bord, officiellement, une seule passagère et, moins officiellement, une cargaison de valises qui n’ont pas été inspectées par la douane. Ce vol discret, presque clandestin dans sa mise en scène, pourrait bien être le premier vrai scandale de l’ère Milei.

On croyait la douane argentine rendue inflexible, soumise aux préceptes d’un libéralisme autoritaire, rigoureuse dans son souci de transparence. Que nenni. Ce lundi-là, peu avant l’aube, la caméra de sécurité capte l’arrivée du Bombardier Global 5000, immatriculé N18RU. À son bord : Laura Belén Arrieta, figure montante du conservatisme libertarien, pièce maîtresse de la galaxie C-PAC, cheville ouvrière des liens entre Javier Milei et la droite trumpiste américaine. Deux pilotes l’accompagnent. Le reste tient dans une dizaine de bagages mystérieusement exemptés de tout contrôle.

Laura Belén Arrieta, responsable de l’organisation conservatrice C-PAC et mystérieuse passagère.

Le porte-parole du gouvernement, Manuel Adorni, jura plus tard ses grands dieux qu’il n’y avait eu « que deux valises, dûment scannées ». Or les vidéos de surveillance, exhibées par les procureurs Claudio Navas Rial et Sergio Rodríguez, disent tout autre chose. Elles montrent le ballet discret de camionnettes officielles, le passage par une porte latérale expressément ouverte puis refermée, l’absence totale de contrôle douanier. L’on y voit aussi une passagère tendant un téléphone à un agent des douanes, puis un geste de connivence : le fameux « pouce levé » qui tient lieu ici de passe-droit.

Il faut croire que certains corps de l’État demeurent encore poreux à l’influence. Car derrière ce vol en apparence anodin, se dessine toute une cartographie du pouvoir souterrain : Scatturice, propriétaire de l’avion et entrepreneur dans la tech, passé par des sociétés d’intelligence privée, aux liens anciens avec la droite argentine et américaine ; Santiago Caputo, le grand marionnettiste de la présidence, conseiller de l’ombre et inspirateur du style Milei ; Manuel Vidal, dit “Manu”, l’homme-clé des arcanes de l’administration. Des figures à peine visibles, mais qui tissent patiemment leur toile à l’abri du tumulte républicain.

Ce qui est troublant, ce n’est pas seulement la fraude éventuelle, ni même l’éventuelle importation illégale de biens. C’est l’aisance avec laquelle une frange du pouvoir se permet de transgresser les règles élémentaires de l’État de droit. L’affaire rappelle furieusement le scandale Antonini Wilson, ce fameux épisode de 2007 où un Vénézuélien transporta dans une mallette 800 000 dollars pour la campagne de Cristina Kirchner. Même théâtre, mêmes coulisses, mêmes silences complices. L’histoire bégaye, et l’impunité semble être le seul régime politique stable en Argentine.

Une responsable de la douane permet à Laura Belén Arrieta et à ses nombreuses valises d’éviter le passage aux scanners.

De quoi étaient donc remplies ces valises ? Le parquet s’interroge. Aucun chien renifleur ne fut convoqué. Aucun formulaire ne fut signé. Rien. Comme si ce voyage appartenait à un monde parallèle, régi par d’autres lois, celles de la connivence et du pouvoir occulte. Le vol repartit pour Paris le 5 mars. Entre-temps, les bagages se seront évaporés, la piste nettoyée, les papiers en règle. Seule demeure l’image d’une femme qui marche, téléphone à la main, dans les couloirs d’un aéroport déserté.

L’affaire pourrait paraître insignifiante aux yeux d’un Européen, tant l’Amérique latine semble habituée à ces jeux de dupes. Et pourtant, elle est d’une importance capitale. Car si Milei entend véritablement réformer son pays, il ne pourra le faire en tolérant dans son entourage de telles pratiques d’exception. Oswald Spengler, dans Le Déclin de l’Occident, écrivait que les civilisations périssent moins par les révolutions que par la corruption de leurs élites. L’Argentine n’a pas besoin d’un César, mais d’un Cincinnatus, ce qui, de ce côté-ci du monde, tient encore du mythe.

Il serait aisé de crier au scandale, de charger la barque, de coudre hâtivement une théorie du complot. Ce serait tomber dans le travers inverse. L’essentiel n’est pas de condamner, mais de comprendre. Ce vol n’est pas un accident. Il est un symptôme. Il dit que la rupture promise par Milei avec les « casta » politiques n’est peut-être que rhétorique. Il révèle les lignes de faille, les réseaux souterrains, les petits arrangements entre grands amis. La politique argentine, toujours, avance masquée.

Il faudra suivre de près l’enquête des procureurs. S’ils ne sont pas désavoués ou exfiltrés, s’ils vont au bout de leur tâche, alors peut-être que ce vol deviendra, non pas un scandale de plus, mais une épreuve de vérité. Une épreuve pour le président lui-même. Dans cette affaire de valises muettes, c’est son autorité morale qui se joue. Et derrière elle, l’avenir du projet libertarien qu’il incarne.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR
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Une réponse à “Buenos Aires bruisse : un vol, des valises et une énigme présidentielle”

  1. Durandal dit :

    Bonjour,

    Il doit peut-être son élection à ce genre de valise sans même en être au courant.
    Vous noterez qu’il n’y a que des femmes dans cette histoire, pour convoyer le « matériel » et pour le laisser passer.

    Cdt.

    M.D

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