Argentine. Victoria Villarruel, ou la solitude verticale

J’étais tranquillement assis à une table du bar de l’Océan, au Guilvinec, quand mon téléphone a vibré. Les appels étant devenus rares, j’ai jeté un œil curieux à l’écran : un ami argentin, ancien militaire, l’un de ces condamnés par les procès liberticides qui ont visé ceux qui avaient combattu la subversion. Je lui avais envoyé mon papier sur la biographie de Victoria Villarruel, vice-président de la République argentine, et il tenait à m’apporter quelques précisions. Je suis sorti sur la terrasse. Au milieu de la conversation, il s’est soudain interrompu : « ¿Qué son esos bichos? Se oyen ruidos espantosos… »
Je l’ai rassuré : ce ne sont pas des insectes, ce sont les cris des goélands. J’ai noté ce qu’il m’a dit. Puis je suis rentré de l’autre côté du pont, et j’ai rouvert mon article.

Je l’ai connue bien avant que Victoria Villarruel ne soit le vicepresidente de la Nación. Avant les débats télévisés, avant les sourires crispés et les salons dorés. C’était à Buenos Aires, il y a un peu plus de dix ans. Elle portait alors des tailleurs aux couleurs claires et parlait d’une voix étonnamment douce de ce qu’elle appelait déjà la mémoire interdite. Elle m’avait frappé, non par son apparence, mais par la tension qui émanait d’elle, cette façon de vivre comme si tout était toujours au bord de l’effondrement.

Je m’étais intéressé, à l’époque, au cas du colonel Losito, héros des Malouines, injustement incarcéré, compagnon d’armes de son père Eduardo. Le nom de Villarruel circulait à bas bruit parmi les familles de militaires emprisonnés. Elle écrivait, plaidait, s’épuisait dans une cause sans avenir apparent, celle des victimes du terrorisme de gauche. Je me souviens d’elle comme d’une silhouette isolée dans les couloirs d’un monde déjà perdu. Elle marchait seule, ou c’est ce qu’on croyait. En vérité, sa solitude n’était pas un accident mais une volonté. Villarruel n’a jamais voulu intégrer les organisations ou institutions proches qui œuvraient pour la défense des militaires incarcérés. Elle s’est repliée dans son CELTYV, obstinée à tracer sa propre voie. Cela a suscité plus d’une rancœur. C’est là que la rupture avec une partie de l’institution militaire s’est amorcée.

Aujourd’hui, cette même femme est l’objet d’une biographie rigoureuse, La Generala, signée Emilia Delfino. L’ouvrage est construit avec sérieux, appuyé sur des dizaines de témoignages, d’archives judiciaires, de documents. Il faut saluer Delfino : elle a su éviter les raccourcis des réseaux sociaux pour brosser un portrait nuancé, presque classique. Ce n’est ni un éloge, ni une exécution. C’est une tentative de comprendre ce que signifie encore le nom de Victoria Villarruel en Argentine.

Et ce qu’il révèle est double. D’un côté, une fidélité intransigeante : au père, à l’uniforme, à une lecture tragique des années 1970. De l’autre, une ambition presque pathologique, une volonté de survivre dans l’arène politique tout en s’en tenant à distance. Delfino la décrit comme un tanque, un char d’assaut, une femme de fer, solitaire, incapable de nouer des alliances durables, sur la défensive en permanence. Pour elle, la vie n’est pas une suite d’événements, mais un champ de bataille permanent. Una guerra que hay que pelear.

L’enquête souligne avec force un élément qu’on avait peut-être négligé : le rôle de Karina Milei, sœur du président, dans la mise à l’écart de Villarruel. Entre les deux femmes, le rejet fut immédiat, total. Karina, gardienne des investitures et des silences, ne lui a jamais pardonné de ne pas appartenir au clan, jamais oublié les pancartes à sa gloire exclusive devant l’hôtel Libertador. Exclue, ravalée au rang de figurante, Villarruel a connu l’humiliation feutrée de ceux qu’on ignore sans les congédier.

Mais ce ne fut pas seulement au sommet que se nouèrent les inimitiés. Dans les cercles d’en bas, parmi les rangs fatigués des uniformes usés, sa figure commença aussi à déranger. Certains milieux militaires, ceux qui continuent à se battre pour l’honneur de leurs camarades emprisonnés, virent d’un œil méfiant une certaine quête de visibilité, des gestes plus tournés vers l’éclat public que vers la cause commune. On ne lui pardonna pas de parler au nom de tous, ni de le faire sans consulter. Dans les cafés de la rue Alsina comme dans les couloirs du Cercle militaire, son nom se mit à circuler avec un mélange de respect, de réserve et d’inquiétude. On ne la renie pas. On l’observe. Comme on observe celui qui ouvre la marche, mais seul.

Et pourtant, cette solitude n’est plus tactique : elle est totale. Elle ne décroche plus. Elle ne répond à personne. Comme me l’a dit mon interlocuteur argentin, vieil habitué des tranchées judiciaires : « Milei est le mal mineur. Sans lui, nous serions encore sous la coupe des kirchnéristes déments. Mais Villarruel… personne ne l’aime. Personne ne l’écoute. Des camarades ont tenté de la raisonner, de nuancer ses positions. En vain. C’est une morte politique. »
Il poursuit : « Beaucoup dans le monde militaire espéraient qu’elle s’engagerait sur la question des prisonniers politiques. Elle ne l’a pas fait, et elle ne le fera pas. Nous ne lui faisons plus confiance. »
Et il conclut, après un silence : « Le gouvernement sait tout sur la situation des prisonniers. Nous comptons sur un changement de majorité au Congrès à la fin de l’année. Pour l’instant, aucune loi d’amnistie n’est possible. Notre seule chance, c’est Milei. Mais le mépris public qu’il lui inflige… c’est une honte. Cela ne se fait pas, même si cette femme est insupportable. »

La comparaison avec Isabel Perón, esquissée dans le livre, n’est pas fortuite. Il y a chez Villarruel cette même tension entre le geste politique et la mythologie personnelle, entre le commandement affirmé et l’isolement croissant. Elle est, comme Isabelita, rejetée par les siens, non parce qu’elle serait marginale, mais parce qu’elle refuse d’être décorative.

Ce qui frappe, c’est à quel point Delfino décrit une personnalité clivée : brillante mais rigide, éloquente mais incapable de gouverner une équipe, loyale mais toujours soupçonnée. Le portrait est dur, mais juste. Et derrière cette cuirasse, on devine une femme dont le cœur ne bat que dans le combat.

On l’a traitée de révisionniste. Soit. Ce mot ne veut plus rien dire dans un pays où l’histoire officielle tient lieu de catéchisme. Villarruel, elle, a eu le tort d’avoir une mémoire différente. Elle n’a pas défendu les crimes. Elle a voulu qu’on regarde le sang versé des deux côtés. Et cela, en Argentine, les médias et la gauche vous le font payer.

L’histoire dira si elle a l’étoffe d’un destin. Pour l’heure, elle n’est qu’une figure orpheline : trop conservatrice pour la droite libérale, trop raide pour le péronisme, trop clivante pour les institutions. Mais il faut lui reconnaître ceci : elle ne ment pas sur ce qu’elle est. Et dans l’ère des simulateurs, cela vaut presque grandeur.

J’ignore ce qu’elle deviendra. Je sais seulement ce que j’ai vu. Une femme seule. Et droite.

— Balbino Katz chroniqueur des vents et des marées

Photo d’illustration : DR
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3 réponses à “Argentine. Victoria Villarruel, ou la solitude verticale”

  1. Durandal dit :

    Bonjour,

    Avec Marion Maréchal, deux portraits qui auraient pu être croisés, avec comme sous-titre « la poisse des femmes en politique » pour être gentil.

    Cdt.

    M.D

  2. Gaï de ROPRAZ dit :

    Sinceramente, ne gustaron sus palabras.
    Veremos lo que sucede…

  3. Balbino Katz dit :

    Effectivement, ces deux femmes ont des points communs, notamment de se nuire par leurs propres décisions. Elles m’évoquent la fable du scorpion qui traverse une rivière sur le dos d’une grenouille.

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