Esclavage. Le voile et la chaîne : à propos de Captives and Companions, de Justin Marozzi

Il arrive que les livres importants paraissent dans l’indifférence des clercs, comme si leur vérité trop nue les excluait d’emblée du champ du dicible.

Le dernier ouvrage de Justin Marozzi, Captives and Companions, appartient à cette race de révélations discrètes, ignorées parce qu’elles dérangent l’ordonnancement moral du temps. Il fallait un historien de son envergure, à la fois écrivain et arpenteur des terres d’islam, pour donner à voir l’évidence que tout le monde s’acharne à ne pas voir : l’esclavage dans le monde musulman ne fut ni marginal, ni accessoire, ni aboli de manière franche, encore moins condamné.

Marozzi ne fait pas de polémique. Il se contente de rapporter les faits, et c’est ce qui rend son livre insoutenable. Des caravanes d’enfants capturés au Sahel, des concubines chrétiennes vendues en Barbarie, des eunuques mutilés au Caire, jusqu’aux marchés d’esclaves filmés en Libye en 2017 ou aux castes serviles toujours actives en Mauritanie, tout y est, avec la sobriété d’un regard d’homme. En retraçant plus de treize siècles d’une traite continue, depuis les califats omeyyades jusqu’aux États postcoloniaux du Golfe, l’auteur rappelle que ce système n’est pas un accident de parcours, mais une institution religieusement fondée, culturellement assimilée, juridiquement tolérée. Le Coran l’encadre, les hadiths le régulent, les jurisconsultes le légitiment.

Ce que le monde musulman n’a jamais produit, et Marozzi le montre bien, c’est un équivalent du mouvement abolitionniste occidental. Il n’y eut ni Wilberforce, ni Victor Schœlcher, ni Quakers révoltés au nom de la conscience. Et pour cause : on ne dénonce pas un ordre voulu par Dieu. Certes, quelques firmans ottomans finirent par interdire les marchés d’esclaves, souvent sous la pression de puissances européennes ; certes, ici ou là, des oulémas plaidèrent pour l’humanisation du sort des captifs. Mais jamais l’esclavage ne fut tenu pour intrinsèquement inique. Il n’a donc pas été aboli par sursaut moral, mais par adaptation stratégique. Et rien n’en interdit le retour, comme l’a prouvé l’État islamique en Irak et en Syrie, avec ses ventes publiques de femmes yézidies, ses argumentaires théologiques et ses manuels de jurisprudence esclavagiste. L’enfer n’est pas toujours dans les marges.

Ce qui frappe, c’est moins la brutalité du système que le silence qui l’entoure. En France, ce silence est devenu doctrine. Nos manuels scolaires, nos commémorations officielles, nos documentaires subventionnés parlent de la traite atlantique avec raison, mais jamais de la traite orientale. On enseigne Nantes, Bordeaux, La Rochelle, les bateaux négriers partis pour les Antilles, mais jamais Zanzibar, Le Caire ou Tombouctou. On évoque les colons et les planteurs, mais jamais les raïs de Barbarie ou les sultans esclavagistes du Sahel. Ce n’est pas une omission : c’est un choix.

Ce choix est celui de la gauche morale, qui préfère s’accuser que de risquer de nommer l’Autre. C’est que dénoncer l’esclavage arabo-musulman reviendrait à reconnaître qu’il n’y eut pas d’un côté les bourreaux blancs et de l’autre les victimes brunes, mais un système mondial, dans lequel toutes les civilisations furent compromises. Cela ruinerait le dogme d’un Occident coupable et d’un Sud éternellement innocent. Cela détruirait la belle symétrie victimaire qui permet à la République de se flageller à frais réduits.

Il y a dans ce refus une haine de soi qui confine à l’auto-mutilation. Une haine qui préfère la repentance sélective à la vérité complexe. Une haine si forte qu’elle pousse certains à défendre l’indéfendable, comme ces universitaires qui excusent la traite islamique au nom de ses particularismes culturels, ou qui saluent la promotion sociale possible de certains esclaves, comme si un Mamelouk devenu sultan pouvait absoudre les chaînes de dix millions d’anonymes.

Marozzi ne tombe jamais dans ces travers. Il écrit à hauteur d’homme, restituant les voix perdues, les cris oubliés, les silences creusés dans la pierre. Il raconte l’histoire d’une humanité niée, souvent deux fois : d’abord par l’enchaînement, ensuite par l’effacement. Il rend leur nom aux captives et compagnons, à ces êtres que l’histoire officielle a jugés indignes de mémoire.

Ce livre, en d’autres temps, eût fait scandale. Aujourd’hui, il est ignoré. Et c’est peut-être plus grave encore. Car nous ne vivons plus à l’ère de la controverse, mais de l’indifférence sous contrôle. À nous, donc, de ne pas laisser retomber ce livre dans le silence. À nous d’en faire une arme, non contre des peuples, mais contre l’amnésie. L’esclavage musulman n’est pas une affaire close. Il n’est pas un détail périphérique. Il est une cicatrice ouverte sur le visage du monde. Et tant que cette plaie ne sera pas regardée en face, aucune mémoire n’aura de sens.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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