Publié discrètement en plein été, le tableau 2024 des aides à la presse dresse un portrait sans fard d’un secteur toujours plus dépendant du contribuable. Derrière les grands principes — « pluralisme », « diffusion des idées », « modernisation » — se cache une mécanique financière devenue vitale pour nombre de rédactions. En additionnant les lignes, l’État (donc le contribuable) a versé 175,2 millions d’euros d’aides directes à 527 titres l’an dernier, auxquels s’ajoutent environ 300 millions d’aides indirectes (TVA super-réduite et tarifs postaux préférentiels).
Autrement dit : près d’un demi-milliard d’euros pour maintenir un paysage médiatique à bout de souffle.
Une architecture d’aides devenue tentaculaire
Historiquement, l’État a d’abord subventionné la presse par la poste et la fiscalité (TVA à 2,1 %). Avec la crise structurelle du modèle papier — chute des ventes au numéro, effondrement des recettes publicitaires, migration des usages — sont venues s’ajouter des enveloppes directes : aides au pluralisme (quotidiens à faibles ressources publicitaires, périodiques locaux, outre-mer), aides au transport et à la diffusion (poste, portage, distribution), et fonds « modernisation et innovation ». En 2024, la ventilation est la suivante : 23,4 M€ pour les six aides au pluralisme, 130,1 M€ pour le transport/diffusion, 21,7 M€ pour l’investissement et la modernisation. À cela, il faut ajouter la TVA « super-réduite » (dépense fiscale estimée à 119 M€) et les tarifs postaux privilégiés (environ 181 M€).
La justification officielle ne varie pas : sans coup de pouce public, le pluralisme reculerait mécaniquement. Mais l’ampleur des montants pose une question simple : à partir de quel seuil l’aide, conçue pour corriger un marché défaillant, finit-elle par façonner le marché lui-même ?
Qui touche quoi ? Le podium des grands bénéficiaires
Comme chaque année, les grands quotidiens nationaux trustent les premières places. « Aujourd’hui en France » encaisse 12,2 M€, Le Figaro environ 9,9 M€, La Croix 8,8 M€, Le Monde 7,8 M€. Mais l’échelle pertinente est celle des groupes : l’ensemble Les Échos–Le Parisien (LVMH) reprend la tête avec 15,96 M€, devant Le Monde (15,85 M€), Ouest-France (11,52 M€) et Bayard (10,18 M€). Le Groupe Figaro demeure juste sous la barre des 10 M€(dont 5,36 M€ rien que pour la distribution).
Cette hiérarchie rappelle une évidence : la perfusion bénéficie d’abord à des machines industrielles capables d’absorber d’importants coûts logistiques, d’imprimerie et de portage. Or ces structures disposent souvent d’actionnaires puissants, quand la doctrine officielle des aides prétend s’orienter prioritairement vers les titres « fragiles ».
Pluralisme : la ligne de vie des journaux en difficulté
Le volet « pluralisme » (23,4 M€) est censé corriger ce biais. Il soutient les quotidiens et magazines d’« information politique et générale » à faibles ressources publicitaires, ainsi que des titres locaux et ultramarins. Dans ce cadre, L’Humanité, journal ultra minoritaire, s’impose comme premier bénéficiaire de la tutelle publique par exemplaire : 0,567 € d’aide par numéro écoulé. À titre de comparaison, Le JDD reçoit 0,198 €, Le Figaro 0,088 €, Ouest-France 0,034 €. Difficile, dès lors, de soutenir que tous les lecteurs contribuent au même effort : plus un titre est fragile, plus l’aide unitaire grimpe — au prix d’une dépendance accrue.
Autre cas d’école : Libération. Le quotidien, plusieurs fois sauvé par de grands mécènes depuis les années 1990, voit ses aides augmenter en 2024 pour atteindre plus de 6,6 M€ — un sursis budgétaire, pas une relance économique. Là encore, la puissance publique compense ce que le marché n’achète plus, c’est à dire ce dont le contribuable ne veut plus.
Le « tout-en-ligne » subventionné
Depuis 2022, les services de presse exclusivement numériques ont intégré le dispositif. En 2024, 69 sites sont aidés (4 M€). Parmi eux : Huffington Post, Contexte, Africa Intelligence, Blast… À l’arrivée, près d’un million d’euros arrose plusieurs médias activement positionnés à gauche (Arrêt sur images, Politis, StreetPress, Blast, Bondy Blog, Basta!). Cela illustre un paradoxe : au moment où ces rédactions revendiquent fièrement leur indépendance, elles sont, de fait, cofinancées par l’impôt.
La presse quotidienne régionale (PQR) demeure un pilier de la diffusion, notamment par l’ampleur de ses réseaux de portage. Ouest-France et le groupe EBRA (Dauphiné, L’Est Républicain, DNA…) figurent en bonne place, avec des enveloppes à huit chiffres. Cette aide protège un maillage local précieux — kiosques en berne, portage coûteux, lectorats vieillissants — mais elle fige aussi un oligopole régional qui laisse peu d’air aux nouveaux entrants.
S’y ajoutent les 21,7 M€ d’aides à l’investissement : projets numériques, transition écologique des imprimeries, expérimentation d’outils IA, refonte des systèmes d’abonnement. L’intention est louable — personne ne conteste la nécessité d’investir —, mais la logique reste la même : la risque entrepreneurial se socialise. En clair, le contribuable paie pour des paris technologiques qui, s’ils s’avèrent gagnants, bénéficieront d’abord aux actionnaires des groupes aidés.
Au final, le lecteur finance deux fois : une fois à la caisse (abonnement, achat au numéro), une fois via l’impôt. L’État explique que, sans cette architecture, une partie de la presse disparaîtrait, entraînant un appauvrissement du débat public. Cet argument a sa part de vérité. Mais il comporte un angle mort : que vaut un pluralisme subventionné, où les prix de vente et les contenus sont amortis par la puissance publique ? Le risque n’est pas l’existence d’un « plan » de l’État sur les lignes éditoriales — les critères d’attribution sont formellement neutres — mais un effet d’accoutumance : quand la survie dépend d’une ligne budgétaire, la tentation est grande de penser ses choix à l’aune des critères d’éligibilité, pas du lecteur.
Ce que disent les chiffres, ce qu’ils taisent
Les chiffres 2024 livrent trois enseignements clairs :
- La perfusion s’étend : près d’un demi-milliard d’euros en additionnant aides directes et indirectes.
- Les grands captent l’essentiel, les petits reçoivent de quoi survivre — rarement de quoi investir lourdement.
- Le « numérique » n’échappe pas au système : la dépendance n’est plus un « problème de papier ».
Ce que les chiffres ne disent pas : l’impact éditorial. Les aides sont présentées comme « neutres », « transparentes », « objectives ». Elles le sont sur le papier. Dans la pratique, elles constituent un filet de sécurité qui peut anesthésier la remise en cause — sur les formats, les sujets, les priorités — et maintenir en vie des titres dont le lectorat réel ne justifierait plus la structure actuelle.
Et si au final, on supprimait toute aide publique à la presse, par soucis d’économie, de neutralité, et surtout pour que les lecteurs, plutôt que d’être asphyxiés d’impôts redistribué sans leur consentement, aient plus le pouvoir de soutenir la presse qu’ils veulent soutenir ?
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