Quand l’histoire bascule dans les mains d’un seul homme

Assis au bar des Brisants, à la Pointe de Lechiagat par un mardi matin ensoliellé, je lisais un éditorial dans les pages du Washington Post où le parlementaire britannique Tom Tugendhat alerte sur l’acquisition par SpaceX des droits de spectre d’EchoStar. Il y voit une menace pour la souveraineté des États, qui pourraient se réveiller demain dépouillés de leur pouvoir le plus élémentaire, celui de contrôler la circulation de la parole et des flux financiers. Sa crainte n’est pas feinte, mais elle oublie une donnée essentielle : l’histoire avance toujours grâce à quelques hommes singuliers, et non par l’inertie des institutions.

Car enfin, ce que réalise Elon Musk ne relève pas du calcul comptable. C’est une irruption prométhéenne, une volonté démesurée qui arrache au monopole des chancelleries l’outil même de la souveraineté. On a beau s’indigner du prix, dix-sept milliards de dollars, il ne s’agit là que d’une mise de départ. Le vrai pari est d’un autre ordre : offrir à l’individu, partout sur la planète, une connexion directe avec le ciel, hors d’atteinte des murs nationaux.

Le jour où ce lien sera possible, pourquoi ne pas imaginer un système de paiements indépendants des Etats établi dans une station spatiale ? Impossible à une banque de clôturer sans motifs le compte d’un média ou d’une association malpensante comme aujourd’hui. Après la liberté de parole sur X, la liberté des transactions sur un système que peut-être Elon Musk a en tête.

Ce glissement rappelle les bouleversements des siècles passés. Quand Gutenberg inventa l’imprimerie, les princes comprirent que leur autorité ne se fonderait plus jamais sur les seuls parchemins et les scribes. Quand l’Angleterre victorieuse posa ses câbles sous-marins, elle assujettit le monde au rythme de Londres. Nous assistons à un équivalent, mais porté non par un empire, plutôt par un homme. Spengler aurait parlé ici de césarisme technologique : ce moment où un individu, par son audace, concentre en lui la dynamique d’une civilisation entière.

Musk a déjà prouvé sa faculté de déplacer des montagnes. Il a bouleversé l’industrie spatiale en rendant le lanceur réutilisable, ce que des agences publiques, lestées de procédures et de prudence, n’avaient jamais osé concrétiser. Il a lancé Starlink, fournissant à l’Ukraine, au plus fort de la guerre, une infrastructure de communication vitale que nulle armée occidentale n’aurait pu déployer avec une telle rapidité. Il a repris Twitter, libérant les réseaux sociaux d’une censure idéologique devenue suffocante, restituant à des millions d’utilisateurs la liberté de parole que leurs gouvernements tentaient d’enfermer sous prétexte de « modération ». À chaque fois, il n’a pas seulement concurrencé des puissances établies, il les a supplantées.

Tugendhat redoute que les États deviennent de simples décorums, des façades de carton-pâte, tandis que la substance du pouvoir migrerait vers ces nouveaux maîtres de l’infrastructure. L’angoisse est fondée. Pourtant, les institutions, fussent-elles millénaires, ne sont jamais que des conventions transitoires. Le réel, lui, se déplace toujours là où naît la force. Et la force, aujourd’hui, se tient dans les mains de Musk.

La critique de Tugendhat, si lucide soit-elle, n’épuise pas la question. Elle ne dit rien de cette capacité rare qu’ont certains hommes de s’arracher aux contraintes de leur temps. Napoléon, surgissant du néant, imposa par son génie militaire et politique un ordre nouveau à une Europe encore d’Ancien régime. Jünger, au cœur du fracas industriel, vit déjà poindre la figure du Titan moderne. Musk appartient à cette lignée : des êtres capables, par une décision, de faire basculer l’histoire dans une autre dimension.

On peut maudire cette puissance solitaire, l’encenser ou la craindre. Reste le fait brut : la hiérarchie des pouvoirs se recompose autour de quelques individualités. Les États, engoncés dans leurs cérémonials, en paraissent soudain vieux, fatigués, desséchés. Face à eux se lève un nouveau type de souverain, que rien ne borne sinon son imagination et ses moyens.

L’avenir dira si Musk sera l’artisan d’un nouvel ordre ou le fossoyeur de l’ancien. Ce qui est sûr, c’est que son nom sera inscrit dans la mémoire des hommes, non comme celui d’un industriel parmi d’autres, mais comme celui qui osa prétendre aux cieux.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées