Je lisais Mediapart comme on regarde les déchets qui flottent dans l’arrière port, par devoir plus que par goût, avec cette résignation un peu amère que l’on éprouve devant ce que la mer rejette lorsqu’elle est lassée. Au bar des Brisants, à la pointe de Lechiagat, la mer cognait la digue, à terre, pluie courte, rafale de vent, accalmie, puis de nouveau ce vacarme de tôles qu’est l’Atlantique en novembre. Sur la table, un petit saucisson catalan, ce fuet que l’on coupe en tranches fines, rustiques, pour accompagner le café noir. Sur l’écran de mon ordinateur, le titre s’affichait, ample et dramatique comme savent les faire les rédactions parisiennes : Ripoll, la ville d’où l’extrême droite dynamite la Catalogne. Le papier, signé Ludovic Lamant, se lisait d’une traite. Le ton était hostile, sans concession pour Sílvia Orriols, mais l’ensemble avait une honnêteté de bonne école. Mediapart, qui exècre ce qu’il appelle l’extrême droite, était contraint de reconnaître qu’en Catalogne surgit désormais une force nouvelle, l’indépendantisme identitaire, et que cette force porte un visage de femme.
Al natural… pic.twitter.com/mAObMmtLYB
— Sílvia Orriols (@orriolsderipoll) November 25, 2025
Pour un lecteur français, habitué aux caricatures sommaires, le portrait a quelque chose de déconcertant. La maire de Ripoll, petite ville au pied des Pyrénées d’où étaient partis en 2017 les terroristes qui massacrèrent les passants sur les Ramblas et poignardèrent des familles entières à Cambrils, n’est pas seulement la figure d’un rejet de l’immigration arabo musulmane. Elle est aussi, et inséparablement, l’enfant d’un indépendantisme frustré, celui du fameux procés catalan qui avait mis Barcelone en ébullition avant de se dégonfler sous la pression glacée des articles de la Constitution espagnole, comme une baudruche percée par le juridisme madrilène. Mediapart insiste sur les rubans de police barrant un café marocain, sur les tweets où la maire se réjouit à mots à peine couverts de la fermeture du bar des Maures, sur l’interdiction du burkini à la piscine municipale et ce désir, répété, d’interdire le voile dans tous les bâtiments publics si la loi le lui permettait. La rhétorique est jugée raciste, islamophobe, toutes épithètes devenues automatiques. Pourtant, entre ces adjectifs, l’article laisse affleurer autre chose, un déplacement du centre de gravité de tout l’indépendantisme catalan.
On comprend en filigrane la source de ce déplacement. Pendant deux décennies, les élites catalanes ont proclamé, comme un dogme, qu’il suffisait d’apprendre le catalan pour devenir catalan, comme si l’identité était un vêtement que l’on enfile en quelques cours du soir. Elles ont même cru, folie qu’un Breton reconnaît comme une cousine éloignée, que l’immigration maghrébine, pourvu qu’elle ne fût pas hispanophone, fournirait un vivier d’indépendantistes disciplinés. Pendant ce temps, la population arabo musulmane approchait dans certaines zones un cinquième des habitants, phénomène identique à celui que connaissent la nationalisme corse, longtemps captif d’un tiers mondisme sentimental et d’une solidarité automatique avec la gauche, couvrant d’un vernis moral des bouleversements démographiques qui, dans la réalité des quartiers insulaires, avançaient à vive allure..
C’est sur cette faille qu’Orriols s’est installée. Mediapart montre comment elle a compris, mieux que les autres, que le deuil institutionnel mal fait de 2017 se superposait au deuil impossible des morts de Barcelone et de Cambrils, deux blessures que l’on n’a jamais osé relier par peur d’être accusé de stigmatisation. Elle a été la seule à parler sans relâche de l’imam Abdelbaki Es Satty et de ses disciples, quand les autres partis se taisaient. Elle a été aussi la première à dire tout haut ce que tant de Catalans ressentent, c’est à dire qu’il existe désormais un problème de cohabitation culturelle, de loyauté et de sécurité. L’universitaire interrogé par Mediapart le reconnaît, non sans inquiétude, en expliquant que les autres forces ont laissé ce terrain vacant et que la maire de Ripoll l’a occupé avec une aisance de paysanne déterminée. Le plus intéressant, pour un observateur venu de loin comme moi, n’est pas tant cette dureté de ton, assez banale dans l’Europe d’aujourd’hui, que le mélange singulier d’ultra catalanisme et de populisme identitaire.
Sílvia Orriols n’est pas une héritière de salon. Elle naît à Vic en 1984, dans une famille de paysans, grandit dans l’intérieur catalan. Ses études de bibliothéconomie ne la conduisent à aucune carrière prestigieuse. Elle est serveuse, vendeuse, ouvrière, enfin secrétaire administrative. À Ripoll, petite ville d’environ dix mille habitants, elle voit monter cette inquiétude sourde.
Sa carrière politique commence tôt, et passe par la gauche comme il faut d’ERC, où elle milite avant de glisser vers les marges plus radicales, Estat Català, Front National de Catalunya, ces débris de l’histoire séparatiste que l’on croyait relégués aux archives. Le référendum de 2017, vendu comme l’aube d’un État, débouche sur la suspension de l’autonomie. Pour beaucoup d’indépendantistes de base, la gueule de bois est terrible. Pour Orriols, elle est structurante. Elle en tire une conviction simple et sèche, presque schmittienne.
Le programme d’Aliança Catalana mélange ainsi trois fils. Souverainisme intégral. Moratoire migratoire. Défense identitaire absolue.
Au Parlement catalan, où elle siège depuis 2024, Orriols ne cherche pas à amadouer. Ses interventions sont brèves, taillées pour les réseaux sociaux, émaillées de formules qui claquent comme une gifle. Elle parle de Barcelone devenue risée de l’Europe, de pauvres qui ne sont pas des pauvres mais des barbares, de grands parents catalans morts dans l’attente d’une aide à la dépendance. Lorsqu’elle s’adresse à une députée voilée, elle accuse sans détour le voile de normaliser la misogynie et le fondamentalisme.
À Ripoll, sa méthode est identique. Elle fait fermer un établissement marocain pour raisons de sécurité, puis assume publiquement que cela réjouisse une partie de la population. Elle retire une affiche représentant une jeune fille voilée, estimant qu’elle banalise une symbolique de soumission. La plaie des attentats est toujours à vif.
Vu de Bretagne, son ascension ressemble à ce que j’ai déjà décrit à propos des Palatins corses, ces autonomistes enracinés qui parlent de peuple, de terre, de transmission. L’indépendantisme catalan, longtemps dominé par une gauche progressiste persuadée que l’ouverture migratoire était le prix moral de sa cause, voit surgir en son sein une force qui lui retourne ses propres arguments.
Reste que la nouveauté principale tient à la figure qui incarne cette mutation. Sílvia Orriols arrive dans un paysage où les femmes occupent de plus en plus la première ligne des combats politiques identitaires. Ce n’est pas une fantaisie de chroniqueur, c’est une évidence. L’histoire européenne offre des modèles. Reine Boadicée, Anne de Bretagne, Eva Perón, Margaret Thatcher.
Dans l’Europe d’aujourd’hui, l’énergie féminine se déplace vers les terrains de la démographie et de l’immigration. Marine Le Pen. Marion Maréchal. Sarah Knafo. Giorgia Meloni. Isabel Díaz Ayuso, Alice Weidel, la dirigeante de l’AfD.
Les femmes sentent plus vite que les hommes que la sécurité quotidienne touche d’abord les corps féminins. Leur courage n’est pas civique, il est viscéral. Un réflexe de mère. Quand elles se tournent vers la politique identitaire, ce n’est pas par lecture de Carl Schmitt ou de Faye, c’est parce qu’elles ont vu et entendu.
Je regarde donc Sílvia Orriols comme l’une des premières figures où ces logiques se rejoignent. Son style me heurte parfois par sa brutalité. Il me rappelle aussi que l’Europe entre dans un temps où, pour reprendre une image de Jünger, les figures traditionnelles du bourgeois s’effacent, remplacées par un type humain qui n’est plus seulement façonné par le travail, mais animé par l’ambition de transformer le monde lui même.
Quand des mères acceptent de s’avancer en première ligne, c’est parce qu’elles ont décidé qu’il fallait barrer la route au temps qui vient. À Lechiagat, pendant que je terminais mon fuet catalan, la pluie redoublait. Sur l’écran, le visage sombre de Sílvia Orriols regardait une foule invisible. Il ne s’agit pas de l’aimer ou de la détester. Il s’agit de comprendre qu’avec elle surgit un signe de plus que, sous nos yeux, la politique européenne change de sexe.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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