Sur le port de Lechiagat, je me tenais ce matin juste devant le portique élévateur, cette cathédrale d’acier bleu modeste et fonctionnelle qui, sans emphase, retire les chalutiers de l’eau pour les déposer sur leurs tins. Le geste est d’une simplicité presque enfantine. On soulève le bateau et on le sort de la mer comme on enlèverait une bulle de savon de la surface d’un seau. La coque dégoutte encore de sel, déjà promise au grattage, au mastic, aux réparations nécessaires avant le retour au large. Il y a dans cette manœuvre une évidence tranquille, un savoir-faire sans discours, une vérité mécanique qui ne cherche ni à masquer ni à enjoliver ce qu’elle fait.
C’est en regardant ce chalutier suspendu que je parcourais d’un œil distrait sur mon téléphone la presse du matin. Plusieurs articles consacrés à l’attentat de Bondi Beach, en Australie, retenaient mon attention. Dans The Telegraph, Memphis Barker et Andrea Hamblin signent un long papier intitulé How anti-Semitism came to haunt Albanese and Australia, qui décrit l’attaque contre une célébration de Hanouka et l’émotion qu’elle a provoquée dans la société australienne. Le Figaro, de son côté, publie la chronique de Renaud Girard, Le retour de l’antisémitisme le plus bestial jusqu’en Australie, ainsi qu’un récit très documenté d’Adrien Bez, « Ça a atteint des niveaux profondément inquiétants », retraçant deux années de montée des violences antijuives sur l’île-continent.
À la lecture croisée de ces textes, une chose m’a frappé avec une netteté nouvelle. Tous emploient, avec une remarquable constance, le terme d’« antisémitisme » pour qualifier les faits. Le mot est exact, bien sûr, mais il fonctionne aussi comme un écran. Il permet de dire beaucoup, tout en évitant l’essentiel.
Dans l’article du Telegraph, comme dans nombre de dépêches reprises par la presse européenne, on souligne avec insistance que l’homme qui s’est interposé au péril de sa vie pour désarmer l’un des tireurs était musulman. Renaud Girard, dans Le Figaro, insiste lui aussi sur ce point en nommant explicitement Ahmed al-Ahmed, musulman de naissance, présenté à juste titre comme un héros. Cette précision est jugée nécessaire, presque pédagogique, afin d’éviter tout amalgame. En revanche, lorsque l’on évoque les deux terroristes, pourtant décrits comme inspirés par l’État islamique et porteurs d’un drapeau de Daech, leur appartenance religieuse devient soudain secondaire, presque abstraite, dissoute dans le vocabulaire.
C’est là que s’opère le véritable tour de passe-passe. En parlant exclusivement d’« antisémitisme », la presse occidentale amalgame des réalités profondément différentes. Elle met sur le même plan l’antisémitisme européen traditionnel, d’origine chrétienne, qui a structuré pendant des siècles l’imaginaire du Vieux Continent et qui a été, non sans douleur, largement déconstruit après la tragédie subie par le peuple juif en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, et la haine anti-juive contemporaine portée par les secteurs les plus radicalisés de l’islam. Cette dernière n’est pas résiduelle, ni honteuse, ni souterraine. Elle est revendiquée, théorisée, parfois meurtrière.
Adrien Bez rappelle d’ailleurs, chiffres à l’appui, que les services de renseignement australiens qualifiaient déjà l’antisémitisme de « menace mortelle numéro un », bien avant l’attentat. Pourtant, même face à cette réalité, le discours médiatique s’en tient à une catégorie générale, presque intemporelle, comme s’il s’agissait d’un vieux démon récurrent que l’éducation et la vigilance civique suffiraient à contenir.
Pour rendre cette opération possible, il faut également neutraliser le religieux. L’islamisme est alors présenté comme une excroissance idéologique, une dérive politique étrangère à l’islam vécu par les autres croyants. Le terme lui-même est soigneusement isolé, comme s’il existait une frontière étanche entre la religion musulmane des islamistes et celle des musulmans ordinaires. Cette distinction, rassurante pour les consciences occidentales, relève pourtant plus de l’ingénierie sémantique que de l’analyse théologique ou sociologique. La foi invoquée est la même, les textes sont les mêmes, seules diffèrent l’intensité et la radicalité de l’interprétation.
Grâce à ce glissement, plus besoin de s’interroger sur les causes profondes. On parle d’antisémitisme au singulier, comme d’un phénomène homogène, ancien, presque scolaire. On convoque les mêmes outils que ceux qui ont permis de marginaliser l’antisémitisme chrétien en Europe occidentale. Le problème est que la situation n’est plus la même. La haine anti-juive actuelle n’est pas un vestige du passé européen, elle est un phénomène vivant, importé, structuré, parfois soutenu par des États ou des organisations transnationales, comme le rappelle explicitement le Telegraph lorsqu’il évoque les liens avec l’Iran ou l’État islamique.
En refusant de nommer clairement la nature religieuse et civilisationnelle de cette violence, nos sociétés se condamnent à l’impuissance. Carl Schmitt rappelait que le politique commence avec la capacité à nommer l’ennemi. Ici, on renonce même à cette lucidité minimale, au nom d’un confort moral et lexical. L’Occident préfère les mots mous aux diagnostics tranchants, quitte à laisser les Juifs exposés à une haine qu’il feint de ne pas comprendre.
Pendant ce temps, sur le port, le chalutier a été posé sur ses supports. L’eau s’écoule, la coque apparaît dans toute sa vérité, avec ses blessures et ses faiblesses. Rien n’est caché. La réparation pourra commencer. Il arrive que les gestes les plus simples, ceux qui ne mentent pas, en disent plus long que les articles les mieux intentionnés.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.