Un article récent du Telegraph m’est revenu en mémoire en parcourant ces étagères. Il n’a suscité ni panique ni débat au Royaume-Uni, ce qui est déjà en soi un signe. La guerre des Malouines s’estompe dans la conscience britannique. Elle appartient au registre des gloires passées, rangée dans la vitrine d’un empire finissant qui, l’espace d’un printemps austral, avait retrouvé ses réflexes. L’article dit pourtant, presque malgré lui, la réalité cruelle du présent. Les îles sont toujours britanniques de facto, mais leur défense repose aujourd’hui sur un dispositif minimal, fragile, presque symbolique, pendant que la Royal Navy, affaiblie par des décennies d’arbitrages budgétaires, concentre ses forces là où la pression est jugée vitale, face à la Russie, en Europe.
Carl Schmitt rappelait que la souveraineté ne se mesure pas aux proclamations juridiques, mais à la capacité effective de décider et d’agir dans la situation d’exception. Or la question des Malouines est redevenue une question d’exception stratégique. Le Royaume-Uni découvre qu’il ne peut plus tout faire à la fois. Résister à la pression russe, honorer ses engagements atlantiques, maintenir une posture minimale dans l’Indo-Pacifique, et garantir simultanément la défense d’un archipel situé à treize mille kilomètres de Londres relève désormais de la quadrature du cercle.
Cette fragilité contemporaine éclaire d’un jour nouveau la guerre de 1982. L’Argentine a été battue, certes, mais battue de peu. Les pertes infligées à la Royal Navy, frégates coulées ou gravement endommagées, destroyers frappés par des missiles Exocet, navires contraints de manœuvrer sous une menace constante, disent autre chose qu’un simple écrasement. Elles rappellent qu’une armée dite secondaire, mal équipée, privée de profondeur stratégique et d’appui allié, a néanmoins été capable d’infliger des coups sérieux à une puissance du premier monde.
Les Argentins n’ont jamais oublié. Ni le courage de leurs pilotes volant à ras des flots, souvent en mission quasi suicidaire, ni celui de leurs soldats tenant des positions isolées dans le froid, la boue et l’isolement. La guerre des Malouines n’a jamais été vécue à Buenos Aires comme une simple humiliation. Elle est restée une leçon sévère, une défaite formatrice, presque initiatique. Un cours de rattrapage stratégique, payé au prix fort, qui a révélé à la fois les limites de l’improvisation et les ressources morales d’une nation capable d’affronter un adversaire technologiquement supérieur.
Le colonel Losito et d’autres survivants du commando.
Cette mémoire s’inscrit dans un temps plus long encore. Les Argentins savent qu’ils ont, par le passé, déjà battu les Britanniques. Lors des invasions anglaises de 1806 et 1807, les troupes de Sa Majesté furent repoussées à Buenos Aires par des milices locales improvisées. Ces épisodes, presque absents de la mémoire européenne, occupent une place centrale dans le récit national argentin. Ils nourrissent l’idée persistante que l’Empire britannique n’est pas invincible, et qu’il peut être défait, surtout loin de ses bases.
Pour mesurer la profondeur de cette mémoire, il faut quitter les livres et regarder les hommes. En mars dernier, j’étais à Buenos Aires, au Sénat argentin, lors d’un hommage rendu aux commandos survivants de Top Malo House. Parmi eux se tenait le colonel Horacio Losito, figure de cette guerre que l’Argentine n’a jamais rangée au rayon des accessoires. Un homme hors du commun que j’ai pu rencontrer. Le combat de Top Malo, en mai 1982, est devenu l’un des épisodes fondateurs de la geste militaire argentine. Une poignée de commandos héliportés derrière les lignes britanniques, repérés, encerclés, soumis à un feu écrasant. Blessé à plusieurs reprises, Losito continua de diriger ses hommes, de riposter, jusqu’à l’épuisement. Il dut sa survie autant à son obstination qu’à un geste d’humanité d’un soldat britannique qui refusa de l’achever.
D’un point de vue strictement opérationnel, l’affrontement de Top Malo n’a guère pesé sur l’issue de la guerre. D’un point de vue symbolique, il est immense. Il incarne pour les Argentins la preuve que leurs soldats ont tenu tête, armes à la main, à l’infanterie d’élite britannique. Quarante ans plus tard, ces hommes sont honorés au Sénat, leurs noms cités, leurs blessures rappelées. La mémoire n’a pas disparu, elle est institutionnalisée, transmise, presque sacrée. Là où le Royaume-Uni a rangé la guerre des Malouines dans ses archives, l’Argentine la garde vivante, charnelle, présente.
Dans cette perspective, 1982 n’est pas une parenthèse close, mais une balise. Comme l’écrivait Raymond Aron, les nations raisonnent moins en termes de victoire ou de défaite qu’en termes d’expériences accumulées. Pour l’Argentine, les Malouines sont devenues ce que l’Alsace-Lorraine fut pour la France après 1871, un rappel constant qu’une guerre est possible, qu’un contentieux territorial n’est jamais purement symbolique, et qu’il structure durablement les imaginaires stratégiques. Londres a gagné la guerre. Buenos Aires en a tiré les leçons.
C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter le réarmement argentin actuel. Après trente années de décadence et de sous-financement, Buenos Aires reconstruit patiemment son outil militaire. La réception récente de chasseurs F-16 venus du Danemark marque le retour d’une capacité supersonique perdue depuis plus d’une décennie. Les négociations engagées pour l’acquisition de sous-marins d’attaque auprès de la France visent à reconstituer une flotte sous-marine jadis respectable. Il ne s’agit pas d’un bellicisme immédiat. Le président Milei répète privilégier la voie diplomatique. L’essentiel est ailleurs. La puissance, comme l’enseignait Aron, est aussi ce que l’on est potentiellement capable de faire, pas seulement ce que l’on fait.
À ce facteur argentin s’ajoute une recomposition régionale encore sous-estimée. En 1982, le Chili avait discrètement favorisé le Royaume-Uni, offrant des facilités logistiques et du renseignement. Cette rivalité chileno-argentine structurait l’équilibre du cône sud. Elle est en train de s’estomper. L’arrivée au pouvoir d’un président chilien de droite, idéologiquement proche de Milei et aligné sur les mêmes référents nord-américains, modifie profondément la donne. Le Chili ne sera probablement plus, demain, l’allié tacite de Londres dans le Sud du continent.
À cela s’ajoute enfin le facteur décisif, Washington. Le retour assumé d’une doctrine Monroe redonne à l’hémisphère occidental une centralité stratégique. Dans cette hiérarchie renouvelée, l’Argentine apparaît comme un allié utile, un verrou face aux ambitions chinoises en Atlantique Sud et en Antarctique. Le soutien américain à la modernisation militaire argentine, discret mais réel, pèse nécessairement sur les équilibres futurs.
Le Royaume-Uni se trouve ainsi, pour les décennies à venir, dans une situation singulièrement inconfortable. Une Argentine en croissance progressive de son potentiel militaire, un Chili désormais neutre ou bienveillant, une pression américaine possible en faveur d’un règlement durable, et une Royal Navy affaiblie par l’étirement excessif de ses engagements. Comme l’avait montré Paul Kennedy, dans son opus magnum The Rise and Fall of the Great Powers (que j’avais acheté à Londres en 1990), les grandes puissances déclinent rarement par défaite brutale, mais par dispersion et fatigue stratégique.
Dans ce contexte, le statu quo juridique des Malouines paraît de moins en moins tenable à long terme. Il n’est pas interdit d’imaginer une évolution plus subtile, plus inventive, du statut de l’archipel. Une construction hybride où l’Argentine retrouverait une part de souveraineté symbolique, tout en garantissant intégralement l’autonomie des insulaires et le maintien de liens préférentiels avec le Royaume-Uni. Une solution imparfaite, sans doute, mais réaliste, qui éviterait qu’une victoire militaire ancienne ne se transforme, par inertie, en vulnérabilité stratégique future.
Les guerres se gagnent dans l’instant. Leur héritage se joue dans la durée. Une victoire éclatante s’oublie toujours plus vite qu’une défaite fondatrice. La victoire britannique de 1982 appartient désormais à l’histoire. La mémoire argentine, nourrie de combats, de blessures et d’hommages, continue de travailler le présent. Et dans les affaires de souveraineté, c’est souvent cette mémoire patiente, obstinée, qui finit par peser le plus lourd.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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