Javier Milei ou le libertarien qui découvrit le charme discret du clientélisme

Il est de ces retournements qu’affectionne l’histoire argentine : le pourfendeur de la casta, le pyromane du système, le président aux dreadlocks invisibles, semble bien décidé, à son tour, à pactiser avec les vieilles pratiques qu’il exécrait. L’homme qui jurait ses grands dieux qu’il ne ferait jamais de politique… fait précisément de la politique.

Ce que l’on nomme plan platita, la bonne vieille distribution électoraliste de subsides, de crédits, de privilèges ciblés à l’approche des scrutins, renaît aujourd’hui sous un jour nouveau, repeint aux couleurs du libéralisme le plus hurlant. Nul bon d’achat, nulle promesse de frigo, mais un autre type d’ivresse : celle du dollar bon marché, du tourisme en Floride, des taux maintenus artificiellement bas, de la planche à dette au service du calme monétaire. La ruse est ancienne. Elle s’appelle populisme de marché.

Et les chiffres parlent avec la brutalité des vérités qu’on voudrait taire. Plus de 6,7 millions d’Argentins ont quitté leur pays entre janvier et mai 2025 pour le seul plaisir du voyage. Le déficit externe du premier trimestre s’est creusé de 5,2 milliards de dollars, alors que les réserves internationales, que Milei promettait à 50 milliards en mai, n’ont pas dépassé les 37 milliards. L’État n’injecte pas d’argent, certes, mais il le laisse fuir dans les poches des spéculateurs. On a remplacé le subsidio par le carry trade, et les sacs de riz par des obligations à haut rendement.

Le président, rusé ou possédé, compose avec le démon qu’il prétendait chasser. Il promet un « superávit fiscal », c’est entendu, mais il le paie en endettement extérieur, en relâchement monétaire masqué, et en une confiance aveugle dans le fameux « retour des marchés », cette providence des païens modernes. Il mise tout sur la victoire électorale d’octobre, convaincu, ou feignant de l’être, qu’un succès suffira à faire baisser le risque pays et à attirer les investisseurs, jusqu’à ce que Vaca Muerta crache enfin ses milliards de dollars.

Il est donc permis de poser la question : Javier Milei a-t-il cessé de mépriser la politique ? Ou bien, l’a-t-il simplement adoptée dans sa forme la plus cynique — celle des techniciens du taux de change, des ministres de l’image, des gestionnaires de calendrier électoral ? Il accuse les kirchnéristes d’avoir acheté les pauvres, lui flatte les classes moyennes avec l’illusion de la stabilité monétaire. Il les laisse partir en vacances, consommer, rêver d’un pays normal, quitte à compromettre l’après-élection.

Il faut bien reconnaître, à sa décharge, que l’Argentine n’offre guère d’autre horizon. Depuis 2011, aucun président en fonction n’a été réélu. Aucun n’a enchaîné deux années de croissance réelle. La nation, depuis trop longtemps, semble gouvernée par l’impossible.

Milei, lui, se rêve en exception. Il promet 6 à 8 % de croissance annuelle dès 2026, la fin de l’inflation, la gloire de l’initiative privée et un État réduit à sa plus simple expression. Ce rêve, qu’il brandit comme un fou brandit sa torche, est cependant lesté d’une réalité plus triviale : les marchés rechignent, le FMI se lasse, le dollar trop bon marché pénalise les producteurs, les mines tardent à s’ouvrir. Même les agences de notation le maintiennent dans la division des États parias, entre la Palestine et le Zimbabwe.

Alors, que faire ? Gagner, coûte que coûte, les prochaines élections. Et tant pis pour l’orthodoxie. Derrière le discours de guerre civile, derrière l’insulte et l’hyperbole, se cache un art du compromis plus subtil qu’on ne croit. Milei fait de la politique. Il a compris que sans elle, il n’est rien. Comme tout président argentin, il vend aujourd’hui ce qu’il devra racheter demain au prix fort.

La liberté, dans son langage, n’est plus qu’un ornement rhétorique. La réalité, elle, est celle d’un pays endetté, exposé, qui vit sous perfusion d’échéances et de promesses. Le libertarien est devenu maquilleur. Il maquille les déficits en vertus, les déséquilibres en croissance future. Et ceux qui le soutiennent ferment les yeux, pourvu que le dollar reste à 1200 pesos.

Il faudrait un courage surhumain pour briser ce cercle. Il faudrait, comme aurait pu l’écrire Jünger, consentir à l’ascèse du réel. Milei préfère pour l’instant la parade.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR

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2 réponses à “Javier Milei ou le libertarien qui découvrit le charme discret du clientélisme”

  1. Gaï de Ropraz dit :

    Balbino, l’Argentine n’est pas un pays « facile ».
    Je l’ai vécu et « travaillé » sans relâche depuis plus de quarante ans. Ce que je constate depuis mon dernier voyage, c’est que l’Argentine s’ébroue, et tente de revenir au summum de ses possibilités qui sont grandes, nonobstant encore aujourd’hui un peuple (inquiet) qui reste dans l’expectative, mais surtout qui se cherche après toutes ces années de tristesse.
    Et de ce fait j’ajouterais que « no es culpa de Javier Milei ». Il n’y ait pour rien, sinon qu’il prend le tramway en marche, et Dieu sait si c’est difficile, non pas de redresser les manettes du pouvoir, mais de convaincre el Citadino del puerto.
    Abrazos !

  2. Gaï de Ropraz dit :

    Javier, Je me relis (mais c’est trop tard, le texte est envoyé) et de ce fait je m’excuse pour les fautes de grammaire/conjugaison : Il est pratiquement 03hres du matin (Je suis au Canada) et de ce fait, la relecture m’emmerde… Mais j’apprécie beaucoup vos analyses. Sinceros Abrazos !

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