Vive le Tour de France, bordel ! [L’Agora]

Dans 48h, les coureurs s’élanceront une nouvelle fois, et avec eux, toute une partie du monde, de l’Europe, de la France de la Bretagne, reprendra son souffle. Car voyez-vous, il y a dans le Tour de France quelque chose qui échappe à la seule logique du sport. Une sorte de mystère séculaire, un sortilège doux-amer lancé par des générations d’hommes en danseuse et de grand-mères à l’ombre des platanes. Une liturgie païenne, un défilé de saints en lycra et en sueur qui nous ramène chaque été, quoi qu’il en coûte, sur les bords d’une route nationale, entre deux ballots de paille et une glacière en plastique bleu.

Le Tour, c’est la dernière grande messe populaire, la dernière kermesse gratuite et non-fiscalisée, où l’on peut encore poser sa chaise de camping sans avoir à scanner un QR code. Là, pas besoin (enfin hormis départ et arrivée) de badge VIP ni d’accréditation pour avoir droit au miracle : il suffit d’être là, d’ouvrir ses yeux et de tendre son bras, comme un môme qui espère attraper la casquette Cofidis lancée d’un char. Car le Tour, avant d’être un enjeu de watts et de mollets, c’est une promesse. Celle de se retrouver ensemble, sous un soleil parfois trop timide, parfois trop généreux, à regarder passer la vie à 45 km/h.

Alors oui, bien sûr, les rabat-joie sont déjà en embuscade. Ils dégaineront leurs éditos froids sur la footbalisation du cyclisme, sur les budgets des équipes qui explosent, sur les champions qui ont tout gagné avant de partir. Ils pointeront du doigt les préparations millimétrées, les soupçons de dopage, les oreillettes, les watts, les transfusions. Ils rappelleront que Pogacar a déjà levé les bras trois fois, que Vingegaard revient d’une fracture mais avec la science danoise dans ses sacoches, que les jeux sont peut-être faits. Et ils auront, sur le papier, raison.

Mais ces gens-là ne comprennent rien. Ou plutôt, ils oublient.

Ils ne comprennent pas que le Tour de France, ce n’est pas une course. C’est un peuple en mouvement.

C’est un peuple qui, pendant trois semaines, suspend son désespoir. Qui oublie les queues au supermarché, l’actualité anxiogène, les chiffres de l’inflation et les minois sinistres des experts en pessimisme sur les chaînes d’info. C’est un peuple qui retrouve ses racines et ses accents, qui redécouvre la beauté de son pays depuis le fossé d’un bas-côté ou le sommet d’un virage en épingle. C’est un (ou des) peuple (s) qui, le temps d’une échappée, d’un sprint, d’une crevaison, reprend goût à son terroir, ses régions, ses nations.

Il y a dans le Tour quelque chose de miraculeux, parce qu’il nous ramène à l’essentiel. À l’enfance. Au goût du saucisson tiède, des chips molles et du rosé frais dans des gobelets en plastique. Aux discussions sans fin sur les braquets et les chances du Français du jour, même s’il finit quarante-huitième. À ces noms de cols qui sonnent comme des poèmes : Tourmalet, Izoard, Galibier. À ces routes départementales que personne ne regarde jamais, sauf en juillet, où elles deviennent les Champs-Élysées du pauvre.

Le Tour, c’est l’universel rural qui répond au mondialisme urbain. C’est l’ode aux villages oubliés, aux clochers fiers, aux drapeaux bretons et catalans qu’on hisse sur les toits pour dire : « Ici aussi, on existe. » C’est le moment où la France périphérique – celle qu’on ne montre jamais – reprend le contrôle de la carte météo. C’est le retour du terroir à la une, sans qu’il ait besoin de brûler une voiture pour s’y faire une place.

Et puis, il y a les coureurs. Ces héros modernes, bardés de capteurs, pesés au gramme près, mais qui n’en restent pas moins des gladiateurs de l’asphalte. On peut bien leur reprocher leur communication trop lisse, leur diction aseptisée, leur obsession du moindre détail. Il n’empêche : ils souffrent pour nous. Ils tombent, ils saignent, ils vomissent parfois au bord de la route. Et ils repartent. Pour un maillot à pois, pour un bidon lancé à un gamin, pour l’honneur d’avoir mené l’échappée du jour, même sans espoir.

Ils savent que 99 % du public ne retient que le nom du vainqueur. Mais ils y vont quand même. Ils montent les cols sous les insultes des fous furieux déguisés, ils descendent à des vitesses qui feraient pâlir un pilote de chasse. Et ils recommencent le lendemain. Voilà pourquoi on les aime. Parce qu’ils incarnent une forme de sacrifice oublié dans nos sociétés d’abondance molle. Ils donnent tout pour rien. Et dans ce rien, il y a tout.

Cette année encore, on y sera.

On sortira la nappe à carreaux, on calera la voiture dans un champ, on râlera contre la caravane qui balance plus de pubs que de bonbons. On prendra un coup de soleil, on attendra des heures, on guettera l’hélico dans le ciel comme les enfants de 1944 attendaient les avions américains. Et quand le peloton passera, en un éclair, on criera, sans savoir pourquoi. Parce que c’est beau. Parce que c’est grand. Parce que c’est le Tour.

On reviendra ensuite à la maison, sans doute ivre, mais un peu plus heureux. Un peu moins seul. Le cœur gonflé d’images : ce virage où l’on a discuté avec un vieux type du coin, cette côte où le gamin d’à côté a crié « Allez Pinot ! » ou « Allez Richard », en s’aspergeant de bière sur la tête, même s’il n’est plus là. Ce moment de grâce où, pendant trois secondes, on a touché du doigt quelque chose qui ressemblait à l’âme d’un peuple.

Le Tour de France, c’est tout ce qu’il nous reste quand tout fout le camp. C’est un monde où les frontières n’effacent pas les clochers, où l’effort est encore une valeur, où l’on peut encore applaudir un coureur d’un autre pays sans être soupçonné de trahison.

C’est une France qui roule, vaille que vaille. Une France qui se dresse, avec sa bidoche, ses godillots, sa mémoire, et qui dit : « Nous aussi, on est là. » Et tant qu’il y aura le Tour, tant qu’on pourra encore planter une chaise sur un talus pour voir passer des forçats heureux de souffrir, tout ne sera pas perdu.

Alors allons-y. Montrons-nous. Hurlons comme des mômes. Vibrons comme des vieux. Soyons de mauvaise foi pendant trois semaines. Trinquons à la santé du coureur anonyme qui va s’échiner dans l’ombre des vainqueurs. Et disons-le sans honte : on en redemande.

Vive le Tour. Vive les peuples de l’hexagone qui l’attendent.

Yann Vallerie

Crédit photo : DR

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4 réponses à “Vive le Tour de France, bordel ! [L’Agora]”

  1. Gorfus dit :

    Superbe article ! Bravo ! On en redemande aussi !!

  2. Ubersender dit :

    Chapeau l’artiste !

  3. Ronan dit :

    Demat, En lisant ce super article, je me suis encouragé à y aller le 11 juillet prochain voir les coureurs qui passent par la ville d’à côté ; et à y aller avec mon humble vélo qui sera garé devant une barrière ;et moi je les applaudirai au passage et la caravane ? Je laisserai les cadeaux aux touristes ; tout cela met de bonne humeur. La chanson « The show must go on » des Queen est opportune à moins que la Sacem vienne empêcher le pédalage. Kenavo

  4. kaélig dit :

    YV c’est l’écriture du réel, du charnel, du viscéral, de l’organique couplé à l’Âme du Peuple.

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