Les dollars qui circulent, les carnets qui dénoncent et les juges qui lambinent : l’Argentine au pied du mur

J’étais au bar de l’Océan, au Guilvinec, mon ordinateur posé entre un verre d’eau et une tasse de café froid, lorsque La Nación s’est ouverte sur cette nouvelle qui, dans tout pays normal, aurait provoqué un séisme institutionnel. En Argentine, elle ne fait que hausser quelques sourcils usés. La Causa Cuadernos, cette enquête tentaculaire sur le système de corruption mis en place sous les présidences de Néstor et Cristina Kirchner, avance. Enfin, du moins, c’est ce qu’on prétend. Car après six années d’enlisement procédural, c’est la Cour de cassation elle-même qui vient de sommer les juges du tribunal fédéral numéro sept de se dépêcher. Et ce, dans des termes qui n’ont rien du langage feutré des palais de justice.

C’est un désaveu. Un coup de semonce. La plus haute juridiction pénale du pays rappelle, en substance, que la justice ne se rend pas en pointillés, ni par Zoom, une fois par semaine, durant cinq ans. Elle intime au tribunal de revoir son dispositif, de multiplier les audiences, et de redonner au procès oral sa solennité perdue. Car ce que les juges prévoyaient, un procès numérique étalé sur des lustres,  n’était rien d’autre qu’une façon polie d’enterrer l’affaire. Le pouvoir judiciaire, après l’avoir tant protégée, semble enfin disposé à lâcher la figure tutélaire du kirchnérisme. Le vent tourne, et avec lui, les robes noires.

Le procès, lui, promet d’être gigantesque. Cent quarante-sept accusés, un milliard cent millions de dollars déjà placés sous séquestre, dont près de trois cents millions liés directement à la cause principale. Et désormais, cerise sur ce gâteau faisandé, soixante-quatre millions découverts sur des comptes en Suisse. Des dollars en hibernation, tapis sous les neiges helvétiques, bien loin du vacarme des bidonvilles de Buenos Aires ou des cris rauques du Congrès. Ce n’est plus seulement un soupçon : c’est une adresse bancaire.

Or ce procès ne naît pas d’une enquête savante ni d’un zèle judiciaire. Il commence, comme dans un mauvais roman policier, par un carnet. Ou plutôt huit. Rédigés à la main, au stylo bille, par un certain Oscar Centeno, chauffeur de Roberto Baratta, haut fonctionnaire du ministère de la Planification. L’homme, méthodique, notait tout : les trajets, les adresses, les horaires, les valises. Il conduisait ses supérieurs dans les rues de la capitale, jusqu’aux villas des puissants, où l’on déposait des sacs de billets. Ces billets venaient d’entrepreneurs qui, pour obtenir des marchés publics, versaient leur écot à la machine kirchnériste. C’était une routine, une comptabilité parallèle, une dîme d’État. On pourrait dire : une fiscalité occulte. Ceux qui refusaient de payer étaient exclus. Ceux qui payaient trop lentement perdaient leurs chances.

Lorsque les cahiers furent révélés par un journaliste de La Nación, la digue a commencé à se fissurer. Les uns après les autres, fonctionnaires et chefs d’entreprise sont passés aux aveux, espérant des allégements de peine sous le statut de «repenti». C’est ainsi que l’on a commencé à entrevoir l’ampleur de l’affaire : plusieurs secteurs concernés, des dizaines de sociétés impliquées, des ramifications dans les transports, l’énergie, le BTP. Le système, entre 2005 et 2015, semble avoir brassé des centaines de millions de dollars, redistribués en valises, encaissés en liquide, blanchis à l’étranger. L’État, au lieu de veiller au bien commun, était devenu une entreprise de prédation collective par la gauche au pouvoir, administrée depuis les bureaux de la présidence.

Et pourtant, malgré ces révélations, malgré les témoignages, malgré les chiffres, rien ne bougea durant six ans. Le dossier resta à l’instruction. Les procès furent fragmentés, les délais multipliés. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à cette décision brutale de la Cour de cassation qui, excédée sans doute par l’immobilisme ou soucieuse de signaler un changement d’époque, vient d’ordonner au tribunal chargé de l’affaire d’accélérer, de multiplier les audiences, de rétablir la dignité du procès oral. C’est un tournant. Le moment où la corruption change de statut : d’hypothèse embarrassante, elle devient un objet judiciaire précis, chiffré, assignable. Oui, les voleurs ont des noms. Et désormais, des numéros de compte.

Cristina Kirchner, bien sûr, reste au cœur de la tempête. Accusée d’être la cheffe d’une association de malfaiteurs, elle devra, comme tous les autres, se présenter virtuellement le 6 novembre prochain. À 9 h 30, les caméras s’allumeront, les microphones crépiteront, et commencera la lecture des chefs d’inculpation. Il faudra un écran immense pour faire entrer tout ce monde-là. C’est un procès sans salle. Une justice en exil. Parce que l’on n’a tout simplement pas trouvé à Comodoro Py, le siège de la justice fédérale, une salle assez grande pour contenir autant de monde. Ni, il faut le dire, autant d’indignité.

Ce procès, s’il a lieu véritablement, sera l’illustration la plus spectaculaire de l’effondrement de l’État argentin. Car ce n’est pas une affaire, c’est un système. Ce ne sont pas des abus isolés, ce sont des modes de fonctionnement. Les entreprises versaient, les fonctionnaires recevaient, les billets circulaient en valises. Et tout le monde savait. On estimait, dans les dîners privés, le tarif de tel appel d’offres, le pourcentage exigé, les conditions d’accès à la manne publique. L’État n’était plus l’arbitre : il était la marchandise. Et ceux qui ne payaient pas n’entraient pas.

Je ne crois pas à la rédemption judiciaire d’un pays aussi rompu à la trahison de ses idéaux. Je crois, en revanche, à la vertu de l’exposition. Que l’on montre, que l’on dise, que l’on publie. Ce procès, s’il a une utilité, ce sera celle-là : faire passer devant les caméras la grande procession des voleurs en cravate. Les faire comparaître, un à un, devant le peuple qu’ils ont trahi.

Javier Milei, depuis la Casa Rosada, fulmine. Il veut liquider l’État, abolir la dépense, dégraisser la bête. Mais cette affaire lui rappelle une vérité plus ancienne : ce n’est pas l’État qui est corrompu, ce sont les hommes qui s’en emparent. Et ce n’est pas en supprimant les ministères qu’on supprime le vol. C’est en réhabilitant la justice, en la dotant de moyens, en la laissant, enfin, juger. Ce que la Cour de cassation vient de faire, en rappelant à l’ordre les juges de première instance, est peut-être la première vraie victoire morale de ce gouvernement.

Car le peuple argentin, habitué à tout supporter, a désappris à espérer. Il regarde ce procès comme il regarde un match de Boca, avec passion, mais sans illusion. Il sait que les puissants s’en sortent toujours. Et que ceux qui paient sont les mêmes, toujours : les humbles, les travailleurs, ceux qui ne connaissent ni Genève, ni les paradis fiscaux, ni les faux repentirs.

Moi, je regarde cela de loin, depuis cette Bretagne rude et je songe à mon grand-père, patron pêcheur au Guilvinec. Un homme rude, mais droit, dur au mal, habitué à compter ses prises mais pas ses heures. Ce monde-là, celui du labeur, de l’effort honnête, n’a plus cours dans la pampa. Là-bas, on s’enrichit par connivence, on vit d’exemptions, de passe-droits, de combines. On ne respecte pas celui qui travaille, on le plaint. Le modèle n’est plus l’homme debout, c’est le rentier, le bénéficiaire, l’homme de réseau.

Il faudra bien, un jour, que l’Argentine choisisse. Ou bien elle continue à s’enfoncer dans la complaisance et la vénération des voleurs, ou bien elle se dresse, et ce procès en sera le prélude. Ce ne sera pas une révolution, pas un nettoyage définitif. Mais ce sera, peut-être, un commencement.

Balbino Katz chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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2 réponses à “Les dollars qui circulent, les carnets qui dénoncent et les juges qui lambinent : l’Argentine au pied du mur”

  1. gaudete dit :

    nada nuevo sub sole. Toujouirs les mêmes qui se gavent et toujours les mêmes qui sont rackettés, toujours pareil et toujours en tout lieu

  2. louis dit :

    en france aussi non ?

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