Il fut un temps où l’actuelle saison rimait avec séduction. L’été évoquait les femmes légères et court vêtues, la passion amoureuse et le flirt estival, la rencontre facilitée par la vie nocturne des vacanciers, sans que personne ne vienne ruiner la fête avec son analyse sociologique cherchant où se trouve le dominé et où se trouve le dominant. Un temps de libertés – un peu luxurieux pour les uns, idyllique pour les autres… mais qui s’apparente de plus en plus à une légende inventée pour les nouvelles générations nourries à la guerre des sexes.
La séduction étant l’un des thèmes de prédilection de l’essayiste suisse et collaborateur de la revue Éléments David L’Épée, nous l’avons passé à la question.
Breizh-info.com : La séduction est un processus à la fois complexe et tellement naturel et ancré dans les mœurs, qu’il est difficile d’en donner une définition. Pourriez-vous y remédier ? Les Français passent souvent pour les champions de l’amour et de la séduction, cette réputation vous semble-t-elle méritée ?
Chaque culture à travers le monde a sa propre manière de pratiquer la séduction mais il faut admettre que la culture française est plutôt bien lotie de ce côté-là. Je travaille en Suisse avec un certain nombre d’expatriés français et ils reconnaissent que même aujourd’hui, les interactions entre hommes et femmes ne sont pas les mêmes dans les rues de Lausanne ou de Genève que dans celles de Paris ou de Marseille. De petites différences au quotidien, avec côté français un certain sens de la répartie qui fait l’épice de la drague, une façon plus décontractée de s’aborder entre inconnus, un goût plus spontané pour les petits jeux de provocation, à base d’humour, de cabotinage, d’aimable baratin. La séduction à la française a certes beaucoup perdu de son lustre (je vous laisse imaginer sous l’effet de quels changements) mais elle existe encore un peu malgré tout, surtout lorsqu’on la compare à d’autres pays. Les personnes qui la pratiquent auraient du mal à y renoncer, celles qui n’osent pas aimeraient bien s’enhardir, celles qui n’y sont pas assez souvent confrontées regrettent sa raréfaction, et finalement seule une minorité d’esprits chagrins se réjouit de sa disparition programmée et applaudit en voyant femmes et hommes arpenter rapidement les rues, fixant leurs chaussures et fuyant comme la peste le regard de l’autre. On pense, devant ce désastre, aux vers terribles d’Alfred de Vigny dans La Colère de Samson : « Et se jetant de loin un regard irrité / les deux sexes mourront chacun de leur côté. » C’est ce qui m’inquiète et c’est ce destin-là que nous devrions essayer de conjurer.
Qu’est-ce qui singularise la séduction à la française ? J’avais essayé d’en donner une définition il y a quelques années dans le numéro de la revue Krisis que nous avions consacré au thème de l’amour, à travers un texte que j’avais justement intitulé Altérité et séduction. Je pense en effet que ce qui caractérise le vivre-ensemble des sexes à la française (l’expression n’est pas très élégante, mais celle de « commerce des sexes » me paraît encore plus vilaine), c’est que la séduction entre hommes et femmes a toujours reposé sur l’altérité entre eux, ceci ouvrant dans un deuxième temps (mais pas forcément) sur un idéal de complémentarité. Cette thèse, plus complexe qu’elle n’y paraît, serait trop longue à résumer ici, mais disons pour faire simple que nous nous attirons mutuellement du fait de nos différences (la notion de genre est ici aussi primordiale que celle de sexe), de cette excitante étrangeté capable à la fois, selon les circonstances, de nous exciter physiquement ou de nous faire tomber amoureux. L’altérité émeut et bouleverse, les hommes sont séduits dans la femme par ce qui leur est étranger, et inversement. Comme l’écrit plaisamment mon ami Thibaud Isabel dans son Manuel de sagesse païenne, « avec quelle femme puis-je m’entremêler, si je ne suis plus un homme et qu’elle n’est plus une femme ? ». La France a connu dans son histoire des périodes où dominait la plus grande liberté des mœurs, et d’autres au contraire où les rapports entre les sexes étaient plus austères, mais dans tous les cas, du rose aux joues de la chaste catéchumène dans l’ombre d’un clocher aux orgies du libertin abreuvé de philosophie, cette constante demeure : c’est l’altérité qui séduit. Et malgré les utopies de déconstruction et de neutralité qu’on souhaite nous imposer aujourd’hui, j’ai bon espoir que ce trouble délicieux y survive et refleurisse, saison après saison.
Breizh-info.com : À l’heure où les « progressistes » nous vendent d’avoir déconstruit les tabous autour de la sexualité et d’être parvenus à imposer dans notre société une liberté de mœurs jamais atteinte en la matière, n’est-il pas un comble que notre temps soit marqué par la morosité des rapports homme femme et l’abandon de la séduction ?
Il y a progressistes et progressistes. Certains d’entre eux, dans le passé, ont effectivement contribué à une certaine libération des mœurs. Cette libération a pu être dévoyée dans certaines de ses expressions (surtout à partir du moment où le marché a récupéré à son profit ce souffle de liberté pour le transformer en argument consumériste) mais en mettant les choses dans la balance je dirais pour ma part que cette longue évolution, qui s’est étendue sur plusieurs décennies, est globalement positive, au sens où malgré ses défauts et ses impasses elle reste préférable à l’ordre sclérosé qu’elle a remplacé et dans lequel s’exerçaient des formes d’aliénation particulièrement dommageables sur le plan de la sexualité. Ces aliénations ont laissé la place à d’autres, qui ne valent guère mieux, je n’en disconviens pas (Dany-Robert Dufour écrit, dans son essai La Cité perverse, que la névrose prévalait dans les temps anciens et qu’elle a laissé place à la perversion), mais à tout prendre je préfère une société, aussi imparfaite soit-elle, où les femmes sont libres et où la sexualité peut s’exercer à l’abri de tout contrôle étatique et clérical qu’une société où ce n’est pas le cas.
Mais ces libertés-là sont l’œuvre historique de ce qu’on pourrait appeler les archéo-progressistes (navré pour ce néologisme aux airs de paradoxe !), pas celle des progressistes actuels à qui les médias déroulent quotidiennement leur tapis rouge. Ceux-ci, j’y reviendrai, ne rêvent pas de libérer l’humanité des vieux tabous, ils ne rêvent que de nous en imposer de nouveaux, ce qu’on peut observer – pour ne citer que deux cas emblématiques – à la fois dans les excès d’un mouvement (légitime à l’origine) comme MeToo et dans la traque à la « transphobie », terme très ambigu qui semble n’avoir d’autre fonction que de criminaliser des opinions et des préférences personnelles. Il n’est plus du tout interdit d’interdire, bien au contraire !
Dans ce climat où progressisme (ou néo-progressisme si vous préférez) rime avec pénalisation, paranoïa et défiance mutuelle des sexes, comment s’étonner que la séduction soit devenue suspecte et que l’amour lui-même puisse avoir un peu de plomb dans l’aile ? Même si ceci explique facilement cela, je pense néanmoins qu’il faut se garder, dans ce bilan, de toute exagération dramatique. Une étude importante a paru l’an passée sur la sexualité des jeunes Français nous laissant à penser que les jeunes de la tranche d’âge 16-25 ans avaient en moyenne moins de rapports sexuels que n’en avaient les jeunes du même âge dans la génération précédente. Cette tendance semble attestée de manière globale mais je reste sceptique quant à la fiabilité de témoignages déclaratifs fondés sur la seule bonne foi des participants à l’enquête et touchant à un sujet aussi intime que la sexualité. On sait par exemple depuis longtemps que les femmes, quand elles doivent s’exprimer à ce propos, ont spontanément tendance à évaluer à la baisse le nombre réel de leurs partenaires sexuels (par pudeur, par l’idée qu’elle se font de leur réputation) et que les hommes ont au contraire tendance à évaluer ce nombre à la hausse (par forfanterie masculine). Ce sont deux types de petits arrangements avec la réalité qui faussent les données statistiques. A ces réserves près, je suppose que l’étude dont nous parlons (et il y en a eu quelques autres sur le même sujet qui arrivaient grosso modo aux mêmes conclusions) nous dit quand même quelque chose de l’état des mœurs dans notre société, et que cela témoigne d’un malaise.
Pour mieux circonscrire le problème il faudrait, je pense, ne pas se contenter d’évaluer les gens en fonction de leur classe d’âge mais aussi en fonction de leur milieux social. Les hasards de la vie me donnant l’occasion de fréquenter un grand nombre de jeunes gens de 20 à 30 ans, j’ai remarqué que la barrière en termes de milieux sociaux était souvent bien plus forte que la barrière générationnelle, que ce soit en matière de mœurs sexuelles ou de bien d’autres aspects de leur vie. Pour le résumer à gros traits, il y a des milieux beaucoup plus wokisés que d’autres ! Entre les petites communautés des campus, d’une certaine bourgeoisie « éduquée » (tu parles !), où le wokisme et le néo-féminisme font des ravages qui confinent aux dynamiques sectaires ; certains milieux populaires tombés sous des influences au contraire très sexistes et qu’on pourrait qualifier de « réactionnaires » (l’imprégnation culturelle d’une certaine immigration n’y est pas pour rien, n’en déplaise aux progressistes) ; et la grande masse des « jeunes moyens » dont les mœurs sont plus apaisées et finalement pas si différentes de celles de leurs parents, il y a des gouffres qui semblent infranchissables.
Et si, dans cette dernière catégorie, certains sombrent eux aussi dans la « morosité sexuelle », c’est souvent moins à cause d’un climat répressif réel que d’une erreur de jugement qu’ils commettent. J’ai animé récemment un atelier à destination de jeunes hommes qui m’ont confié, à ma grande surprise, n’avoir jamais abordé une inconnue dans la « vraie vie » (c’est-à-dire en dehors d’internet), ni dans un bar, ni en boîte, ni dans un train, ni nulle part ailleurs. En les écoutant j’ai compris que leur appréhension venait du fait qu’ils commettaient sans le savoir une confusion entre les femmes réelles de leur environnement et l’image biaisée qu’en donnaient les médias et les réseaux sociaux. En résumé, ils tombaient dans l’erreur de voir du wokisme partout à cause de sa surreprésentation médiatique et spectaculaire, n’arrivant pas à comprendre que ce phénomène était en réalité très minoritaire et que la réalité quotidienne dans laquelle ils évoluaient était tout autre. Dès lors ils avaient peur, en abordant une inconnue ou en s’adonnant à l’art quelque peu désuet de la drague, d’être mal reçus par les femmes, de se faire rabrouer, de ressentir de l’humiliation, voire de risquer des choses plus désagréables encore comme de se faire metooïser ! Pourtant, aucun d’entre eux n’avait jamais vécu une telle mésaventure, c’était une crainte purement imaginaire (et moi-même qui pratique la chose couramment ça ne m’est guère arrivé que deux ou trois fois !). Or lorsqu’il m’arrive d’aborder la question avec des jeunes femmes du même âge, elles me confient regretter la réserve et la timidité de leurs congénères masculins, remarquant que plus aucun gentleman ne les complimente ni ne leur adresse la parole dans l’espace public, les plus jolies d’entre elles devant en outre faire face aux sollicitations désagréables des racailles (qui, pour le coup, peuvent parfois être qualifiés de harcèlement) tandis que les « bons gars », ceux qui seraient les plus susceptibles de leur plaire, restent à bonne distance par peur de faire preuve, comme disent nos nouveaux jésuites, d’« initiatives non sollicités et inappropriées ». A croire qu’en voulant désarmer le patriarcat, les néo-féministes ne sont parvenues qu’à castrer les hommes les plus courtois (potentiellement les plus séduisants) tout en ne laissant sur le terrain de chasse que les plus brutaux et les plus machistes !
Que faire face à cela ? La réponse était dans votre question : réhabiliter l’art de la séduction. Redonner confiance aux jeunes hommes (qui sont, traditionnellement, à l’initiative de la chose), leur enseigner si besoin les manières d’aborder et de s’adresser aux femmes (j’emploie ce terme d’enseigner avec une certaine ironie car il va de soi que le meilleur maître en la matière est l’expérience individuelle) et leur rappeler qu’une rebuffade n’a jamais tué personne et qu’elle fait partie d’une prise de risque consubstantielle à l’éthos masculin. Le féminisme d’hier a appris aux femmes à dire non : fort bien ! Encore faut-il qu’elles aient l’occasion de l’exercer, ce droit de dire non (ou de dire oui).
Si certains de vos lecteurs se reconnaissent dans le petit portrait que je viens de faire d’eux, je n’aurais qu’une chose à leur dire : une femme, même si vous ne lui plaisez pas, même si elle ne souhaite pas vous laisser son numéro ou vous revoir, appréciera toujours un compliment, une amabilité, un mot gentil adressé avec bienveillance. Dès lors, même si vous ne parvenez pas à vos fins, vous pouvez être quasiment certain qu’elle déclinera avec le sourire et que ce petit imprévu dans sa journée ne lui aura pas laissé l’impression d’une intrusion importune mais l’aura plutôt mise de bonne humeur. Tout est dans la manière, bien évidemment, mais qui ne tente rien n’a rien, et dans la séduction l’échec n’est jamais un échec complet, il est une expérience de plus, l’amorce d’un lien humain, et à ce titre une petite victoire contre l’atomisation vers laquelle nous pousse la société contemporaine. Dans son roman Les Dieux ont soif, Anatole France écrit au sujet d’un de ses personnages, jeune séducteur invétéré : « Exempt de toute vanité, il n’était jamais sûr d’être agréé ; il n’était jamais sûr non plus de ne pas l’être. » C’est joliment dit, non ?
Breizh-info.com : En quoi la contractualisation des rapports humains tue-t-elle le désir ? L’introduction du non-consentement dans la définition pénale du viol n’était-elle pas une nécessité ?
Même s’il me paraît important de toujours bien distinguer le domaine des mœurs de celui des lois (« il ne faut point faire par les lois ce qu’on peut faire par les mœurs » disait Montesquieu), la pénalisation dans le droit du non-consentement m’apparaît tout à fait légitime puisqu’elle s’inscrit dans l’arsenal juridique qui permet de réprimer les viols et abus sexuels. On peut regretter bien sûr que le juge doive intervenir là où le respect et la civilité devraient suffire, et j’ai tendance à penser que la profusion actuelle de règles juridiques n’existe que pour combler la démission des lois symboliques – mais enfin il faut bien faire avec la société telle qu’elle est et lui imposer un cadre pénal approprié. Reste encore à définir précisément le champ de cette notion de consentement, une certaine judiciarisation à outrance tendant à infantiliser les femmes et à leur dénier même la possibilité d’un vrai libre arbitre (c’est la critique que porte par exemple la féministe espagnole Clara Serra dans son livre sur le consentement, traduit en français il y a quelques mois aux éditions de la Fabrique).
Ce phénomène d’inflation du droit est propre au libéralisme de tradition anglo-saxonne et s’accompagne, aujourd’hui, d’une nouvelle forme de contractualisme, qui tend à passer du cadre de la cité (comme c’était le cas chez Hobbes) à celui de la chambre à coucher. C’est ce qu’on appelle sur les campus américains la consent theory, laquelle a débouché sur des initiatives complètement ubuesques à base de « contrats de consentement » que les amants devraient signer et parapher avant de passer à l’acte ! Il va de soi que le désir s’accommode très mal du caractère binaire (oui/non) d’un contrat et qu’il n’en a ni la froide clarté ni le caractère explicite. Le contrat verbalise là où les regards et les gestes suggèrent, invitent, aguichent, se dérobent. Les abus sexuels avérés doivent être réprimés par la loi avec la plus grande sévérité, mais le désir et la séduction doivent échapper à la surveillance préventive des juges et à une atmosphère juridico-administrative peu propre à exciter les sens !
Breizh-info.com : Est-il possible de défendre les libertés sexuelles sans tomber dans l’hypersexualisation de la société et l’obscénité vulgaire largement générés par l’idéologie soixante-huitarde du « jouir sans entraves » ? À l’inverse, comment peut-on prôner une sexualité saine sans passer pour un bigot ?
Il y a, me semble-t-il, dans la vaste nébuleuse des contestations anti-woke, certaines contradictions et certains malentendus nés d’une compréhension incomplète ou erronée de ce que nous combattons. Je me souviens, il y a déjà plus de dix ans, au moment des manifestations organisées contre la « théorie du genre », qu’on pouvait croiser à la fois des catholiques (franchement bigots pour certains) qui s’offusquaient que des questions relatives au sexe jouissent d’une telle visibilité, et des esprits plus taquins qui défilaient avec des pancartes « On veut du sexe, pas du genre ! ». Deux salles, deux ambiances, une même opposition. Au-delà de la boutade un peu potache et philosophiquement inepte (en réalité il y a bien à la fois du sexe et du genre et il ne s’agit pas de nier l’un ou l’autre, seulement de leur accorder leur juste place et d’établir entre eux de justes corrélations), je me retrouve beaucoup plus dans l’humeur de ce slogan farceur que dans l’indignation d’une partie du milieu conservateur. Les conservateurs, en effet, cèdent au défaut de tous les militants : ils amalgament les idées qu’ils n’aiment pas pour en faire une sorte de système monolithique, sans nuancer et en renvoyant dos à dos des choses qui parfois s’opposent. Ainsi, même si je comprends (et partage en partie) la critique anti-soixante-huitarde, il me paraît faux de faire du wokisme une forme d’actualisation ou de radicalisation de l’esprit de 68. J’ai traité il y a quelques mois la question dans un hors-série de Front Populaire consacré à l’héritage de Mai 68, j’y rappelais que le wokisme, à bien des égards, s’élève contre cet héritage pour en faire table rase. Or c’est plus qu’un conflit de générations, c’est plus qu’une révolte de jeunes bourgeois contre les vieux bourgeois, les antagonismes sont réels et ils se situent précisément sur la question des rapports entre les sexes.
Un des éléments déclencheurs de Mai 68 a été la revendication des étudiants à avoir accès aux dortoirs des étudiantes : aujourd’hui sur les campus on organise des ateliers en « non mixité choisie »… Qu’est-ce qui déplait aux wokes dans l’événement 68 ? Sa composante hédoniste, son esprit libertaire, son aspiration à une révolution sexuelle au sens de la quête d’un plaisir partagé et décomplexé entre hommes et femmes. Alors certes on peut porter un regard critique sur les implications du « jouir sans entraves » de 68 (notamment pour ce qui est de sa récupération capitaliste et marchande), mais avez-vous l’impression que les wokes, eux, « jouissent sans entraves » ? Ce n’est ni l’image qu’ils donnent ni le message que renvoie leur discours ! Ils appellent, au contraire, à de plus en plus d’entraves : pénalisation des comportements les plus ordinaires, appels constants à l’arbitrage de la loi, guerre des sexes, sécession, misandrie haineuse, déconstruction obligatoire, pratique de l’autocritique culpabilisante, cancel culture, confinement dans des safe spaces, exaltation des traumas, complaisance dans la victimisation – et au final, chez beaucoup d’entre eux, haine puritaine du sexe (et par extension de la vie). Les wokes ne reprennent pas le flambeau des soixante-huitards (qu’ils traitent de boomers privilégiés), ils veulent l’éteindre : leurs modèles à eux, qu’ils en soient conscients ou non, sont plus à chercher du côté des gardes rouges de la Révolution culturelle chinoise et d’un esprit protestant laïcisé tendance WASP.
L’hypersexualisation, s’il y en a bien une, est à chercher sur l’autre face du capital (dont le wokisme n’est que l’expression réactive et inversée) : celle de la pornographie, des publicités les plus putassières (ce que les féministes appellent le « publisexisme ») ou de certaines esthétiques et représentations propres à la culture commerciale de masse, celle du rap par exemple, où les genres sont réhabilités, mais sous leur forme les plus caricaturales et les plus essentialisantes : on peut y voir une sorte de fétichisme vulgaire dont la double fonction consiste à offrir une alternative aux jeunes hommes excédés par la propagande woke et à remettre une pièce dans la machine marchande. Comme je ne cesse de le répéter, le marché n’est ni woke ni anti-woke, il est juste pro-capital, c’est-à-dire qu’il peut endosser successivement les idéologies les plus opposées dès lors qu’elles sont génératrices de profit. Entre la peste et le choléra, entre le puritanisme woke d’un côté, et l’hypersexualisation (celle des films porno et des clips de rap) de l’autre, il ne s’agit pas de choisir.
Quant à savoir ce qu’est la sexualité saine dont vous me parlez et qu’il faudrait pouvoir prôner sans passer pour un bigot (ni pour un débauché) j’avoue que je l’ignore. J’en ai pour ma part une conception assez libérale (j’éternue presque en utilisant ce mot abhorré !) au sens d’une pratique répondant à une morale minimale : est saine à mes yeux toute forme de sexualité s’exerçant entre adultes et à laquelle toutes les parties (quel que soit leur nombre) consentent. Circonscrire plus précisément le cadre d’une sexualité saine, c’est quitter le champ de la morale pour s’engager dans celui de l’arbitraire. Le problème de votre question tient peut-être tout simplement dans le choix du verbe « prôner » : les sociétés humaines se sont engagées dans une voie dangereuse à chaque fois qu’elles ont voulu politiser l’intime et ouvrir de force les portes des chambres à coucher. C’est ce qu’on a pu reprocher à l’Église pendant des siècles, c’est ce qu’on peut aujourd’hui reprocher à un certain néo-féminisme. Nous ne combattrons pas leurs injonctions au « sexuellement correct » par d’autres injonctions tout aussi normatives et intrusives, et nous ne désarmerons pas la police des braguettes en mettant en place une autre police du même type. La vérité, c’est que le sexe n’est pas un sujet politique et qu’il n’aurait jamais dû l’être. Je repense aux fréquentes taquineries de mon camarade Xavier Eman qui, lorsque je lui envoie mes articles pour Éléments, me demande régulièrement si je suis assez naïf pour croire encore en 2025 que je pourrais « choquer le bourgeois » en écrivant sur l’érotisme. Bien sûr que non ! Mes productions sur le sujet ne prétendent absolument pas être transgressives, le sexe n’a (plus) rien de particulièrement provocateur, en tout cas pour le moment (même si les wokes font tout pour le criminaliser – et donc pour lui redonner une odeur de soufre). Mais cette (relative) « détente » idéologico-morale est une très bonne nouvelle, car c’est dans la vie intime (et non pas sur la scène publique des polémiques, des interdits, des conditionnements sociaux, des provocations à deux sous, des indignations et des signalements de vertu) que la sexualité peut se déployer en toute liberté pour le plus grand épanouissement de celles et ceux qui s’y adonnent. Car la sexualité n’est pas à « prôner », elle est à vivre !
Breizh-info.com : Si l’été est propice aux aventures, elle l’est aussi aux loisirs. Quels livres et quels films sont pour vous incontournables sur le sujet qui nous occupe ?
Sur l’histoire de la séduction en France, je recommanderais deux essais incontournables : Galanterie française de Claude Habib (Gallimard, 2006) et La Séduction, une passion française de Robert Muchembled (Les Belles Lettres, 2023). Dans ce livre, l’historien écrit d’ailleurs la chose suivante : « Le paradigme identitaire de la séduction souveraine un peu magique […] produit toujours dans les pays étrangers un mythe du charme français reposant sur la survalorisation de l’attraction masculine et sur la grande disponibilité sexuelle attribuée aux Françaises, élégantes, raffinées, expertes en jeux amoureux. » Voilà qui fait plaisir à lire ! Ce sont deux sommes denses et captivantes qui touchent à la fois à l’histoire des mœurs, à la sociologie et à une approche culturaliste des rapports entre les sexes dans le passé et le présent français, illustrant de façon très convaincante ce que j’essaie de vous expliquer sur la façon dont les notions d’altérité et de séduction se sont toujours, quoique sous des formes souvent très différentes, entremêlées.
Les vacances étant peut-être propices à des lectures moins académiques et plus littéraires, je mentionnerais le beau florilège de Pascal Guignard paru l’an passé, Compléments à la théorie sexuelle et sur l’amour (Seuil, 2024) qui, contrairement à ce que peut laisser croire son titre très « intello », est une longue méditation poétique sur l’amour plongeant dans les grands mythes européens, l’auteur nous transmettant avec verve sa passion des langues antiques, de l’étymologie, des paysages, des œuvres d’art. Les amateurs de poésie érotique pourront se tourner vers un autre livre foisonnant paru l’an passé, l’Anthologie de la littérature érotique au Moyen-Âge, publié chez La Musardine sous la direction de Corinne Pierreville. Cette sélection commentée de textes est un trésor de sensualité, d’humour, de merveilleux, nous emmenant des chansons de geste aux rondeaux grivois, des poèmes de troubadours aux envolées mystiques, de la correspondance amoureuse d’Héloïse et Abélard aux gaudrioles du Roman de Renart (mon animal-fétiche !).
Restent également les classiques, indémodables et toujours disponibles en livres de poche : les amateurs de littérature antique pourront relire la touchante idylle de Daphnis et Chloé du poète romain Longus ou le désopilant (car oui il est très drôle) Art d’aimer d’Ovide. Les tempéraments libertins se plongeront avec délice dans les mémoires de Casanova tandis que les plus romantiques (on peut être les deux à la fois bien sûr !) piocheront parmi les plus belles nouvelles des Filles du feu de Gérard de Nerval (la mélancolique Sylvie, l’onirique Pandora…). Ce sont pour ma part des œuvres que je ne cesse de relire, âge après âge, qui m’accompagnent depuis l’adolescence et occuperont toujours une place de choix dans ma bibliothèque amoureuse.
La lecture n’est pas qu’une retraite en soi-même ou un délassement individuel, elle peut aussi être une occasion de rencontre. Sur une plage, sur une terrasse, dans un bus, identifier un bon livre, tenu entre les mains fébriles d’une jolie femme ou d’un gentleman, constitue une occasion idéale d’ouvrir le dialogue avec une ou un inconnu, de créer du lien, de séduire et d’être séduit, d’ouvrir un nouveau chapitre (ce sera d’ailleurs le thème d’une vidéo que je mettrai en ligne d’ici quelques jours). Les gens qui aiment lire des romans ou de la poésie sont un peu comme ceux qui aiment manger ou ceux qui apprécient la fréquentation de l’art ou de la nature : ce sont des sensuels. Vous avez, croyez-moi, plus de chance de faire une belle rencontre avec un bon livre à la main que le nez plongé sur votre téléphone et l’ouïe coupée du monde extérieur par des oreillettes ! En outre, comme le notait Kierkegaard dans son Journal d’un séducteur, « un moyen très utile pour se mettre en rapport avec une jeune fille, c’est de lui prêter des livres »… Reste à choisir les bons !
Propos recueillis par Audrey D’Aguanno
Crédit photo : Idylle éternelle, Rodin (photo d’illustration)
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