Il pleuvait dru sur Lechiagat lorsque je me suis assis dans mon salon, un maté tiédissant à portée de main, les embruns frappant les vitres avec ce rythme obstiné que connaissent les hommes de la côte. Sur un meuble de chêne, devant moi, reposaient un mètre cinquante de livres que j’avais achetés ces derniers mois et que je n’avais toujours pas lus. Ils formaient une sorte de cordillère silencieuse, un paysage de papier où l’on devine des mondes que l’on n’a pas encore foulés. Autrefois, lorsque j’achetais un livre, je l’ouvrais aussitôt, comme on déplie une carte avant de marcher. Aujourd’hui, je les achète d’abord par réflexe, par fidélité à une habitude ancienne, avec l’espoir vague qu’un jour la mer de nos obligations se retirera assez pour que j’aie le temps de les lire. Mais ce temps se raréfie, comme s’il s’évaporait dans les machines qui nous entourent.

En contemplant ces ouvrages immobiles, je me suis souvenu d’un article de Niall Ferguson lu dans The Times, où l’historien remarquait lui aussi ce bouleversement. Il évoquait l’effondrement de la lecture plaisir aux États-Unis, l’abandon massif du livre chez les jeunes, la montée des écrans, l’appauvrissement du langage, la lente désagrégation de la civilisation textuelle. Selon lui, nous reculons vers une humanité pré-littéraire où l’image et l’oralité dominent au détriment du texte, et où la capacité à lire un ouvrage long deviendrait bientôt un privilège réservé à une minorité. J’avais été frappé, en lisant son analyse, par cette idée que le renoncement volontaire au livre était plus inquiétant encore que les autodafés imaginés par Bradbury. Et en observant mes propres piles muettes, je sentais confusément que je participais moi aussi, malgré moi, à ce glissement.

Il est vrai que les conditions matérielles de la lecture ont changé. Pour le travail intellectuel, il est souvent plus commode d’ouvrir un PDF que de consulter un volume relié. Le numérique nous a habitués à la vitesse, à la disponibilité immédiate, à cette légèreté trompeuse où le texte devient un flux au lieu d’être une forme. Le téléphone interrompt, l’ordinateur détourne, la lumière bleue ronge l’attention comme le sel ronge les coques trop longtemps abandonnées. Même les liseuses, pourtant admirables machines, ont rendu le livre plus éphémère encore, presque gazeux, comme si la lecture elle-même devenait un nuage dont la forme se défait au premier souffle.

Ainsi se creuse une rupture croissante entre ceux qui lisent encore et ceux qui ont cessé de lire. Deux peuples qui s’éloignent. Les uns poursuivent la lenteur, la profondeur, la continuité, ce rapport patient au monde que le livre exige. Les autres vivent dans l’immédiateté scintillante des écrans, dans l’agitation continue des images sans mémoire. Cette divergence crée une nouvelle hiérarchie, presque invisible mais décisive. Ceux qui conservent l’usage du livre maintiendront un accès à un savoir que nul média audiovisuel, que nulle machine, que nul résumé automatique ne pourra remplacer. Ceux qui abandonnent la lecture se condamnent à ne plus penser qu’en surface, sans durée et sans héritage.

Et voici que s’annonce une rupture plus radicale encore avec l’intelligence artificielle. Dans un proche avenir, nous dialoguerons avec nos outils comme on converse avec un compagnon attentif. Pourquoi lire un ouvrage de trois cents pages lorsque l’on peut en obtenir la synthèse immédiate, puis l’analyse, puis même l’opinion. L’IA ne tue pas le livre, mais elle risque de tuer le lecteur. Spengler, en son temps, avait vu que les civilisations ne s’effondrent pas brutalement. Elles se vident de leurs formes. Or la lecture longue était l’une de nos formes majeures.

Pourtant, malgré l’ampleur de ces transformations, le livre demeure un objet supérieur à tous les autres. Il est un compromis extraordinaire entre la permanence et la portabilité, l’un des seuls objets de la modernité dont la longévité dépasse celle des techniques qui prétendent le remplacer. Un livre acheté aujourd’hui sera encore lisible dans cinquante ans. Un fichier numérique vit à peine dix ans et meurt du simple caprice d’un changement de format. Pour la conservation, le transport, la robustesse et la survie des données, le livre n’a pas d’égal. Il changera, bien sûr. Nous ne publions plus d’encyclopédies. Le Quid, ce mastodonte que nous consultions naguère comme une bible laïque, a rejoint les fossiles de notre adolescence. Certains ouvrages utilitaires disparaîtront, comme des espèces dont l’écosystème s’effondre. Le livre plaisir, le livre compagnon, survivra, tel le vinyle revenu des caves, auréolé de nostalgie et de fidélité.

Ce qui est préoccupant, ce n’est donc pas la mort du livre, c’est la mort de certaines aptitudes humaines. Une part de la population, déjà visible dans nos rues et nos écoles, abandonne la lecture et glisse sans bruit dans une forme de déclassement. Ceux qui continueront de lire formeront une aristocratie inattendue, non pas sociale mais cognitive, capable de comprendre ce que les autres ne font que ressentir. La lecture, mystérieusement, ne donne pas seulement du savoir, elle donne de la hauteur.

Je regarde mes livres, toujours clos, et je mesure toute l’évolution de nos usages. Ils sont là comme un chœur muet qui attend que je m’asseye auprès d’eux. Nous achetons par réflexe ce que nous n’avons plus le temps de lire. Nous soutenons des revues que nous n’ouvrons qu’à moitié. Nous entretenons ce geste ancien comme une prière que l’on murmure sans y croire, mais que l’on refuse d’abandonner.

Le livre est mort, vive le livre. Il perd peut-être ses foules, mais il garde ses fidèles. Et lorsque les écrans cesseront de briller comme cessent toujours les feux trop vifs, je sais qu’il restera encore sur une table, quelque part, un livre ouvert, prêt à reprendre la conversation que nous avions interrompue.

Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected]

Crédit photo : DR
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