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Éric Branca : « Il y a chez de Gaulle une “intelligence prophétique de l’histoire” » [Interview]

Nous avons évoqué il y a quelques jours la sortie, aux éditions Perrin, de l’ouvrage De Gaulle et les grands, d’Éric Branca.

Né quelques mois avant le retour de De Gaulle au pouvoir, Éric Branca est historien de formation et journaliste de profession.

Il a travaillé plus de trente ans à l’hebdomadaire Valeurs Actuelles et au mensuel Le Spectacle du Monde dont il a dirigé les rédactions, avant de quitter le groupe Valmonde en même temps que la plupart de ses confrères, en 2015.

« Je vis désormais de ma plume en me consacrant à l’Histoire (celle des idées et du XXe siècle en particulier) avec l’ambition de revisiter des sujets que tout le monde croit connaître alors qu’il reste infiniment de choses à dire et à découvrir. C’est ce que j’ai fait, par exemple, avec L’ami américain (Perrin, 2017) où je me suis servi des documents déclassifiés récemment par la CIA pour prouver ce dont certains se doutaient sans disposer des éléments matériels nécessaires. À savoir que l’hostilité générale des gouvernements américains à la politique d’indépendance de la France menée sous de Gaulle n’était que la face émergée d’une guerre secrète beaucoup plus vaste entamée en 1945 contre l’indépendance de l’Europe tout entière. Espionnage industriel, infiltration de nos services de renseignement, intimidation, sabotage, corruption et, par-dessus tout, soft power : toutes les stratégies d’influence possible ont été employées par l’ “État profond” américain pour casser le projet gaullien d’une Europe indépendante des blocs. Leur première victime fut la réconciliation franco-allemande des années 1958-1963. Mais c’est une autre histoire ! » nous confie-t-il, au détour d’une interview qu’il nous a accordée au sujet de son dernier ouvrage.

De Gaulle et les grands – Éric Branca – Perrin – 23 €

Breizh-info.com : L’ouverture de certaines archives permet-elle encore aujourd’hui d’enrichir une histoire de la Seconde Guerre mondiale déjà très riche ?

Éric Branca : Le paradoxe c’est que, sur la Seconde Guerre mondiale, toutes les archives sont désormais déclassifiées mais que des pans entiers restent inexploités en raison de leur volume. Je profite cependant de votre question pour tirer la sonnette d’alarme à propos d’un projet liberticide pour la recherche historique : alors que tous les documents frappés du tampon « secret » sont théoriquement transmissibles aux chercheurs passé un délai de 50 ans, le service historique des armées vient de décider – au nom de quoi, sur ordre de qui, dans quel but ? –  que cette transmission ne se ferait désormais qu’après une procédure de déclassification document par document, à partir de l’année 1940 ! Ce qui pratiquement paralyse la recherche, vu le manque évident de personnel pour procéder à un tel tri !

En cette année de Gaulle (130ème anniversaire de sa naissance, 80ème du 18 juin, 50ème de sa mort), cette décision imbécile (dans le meilleur des cas) est tout de même un comble.

Cela signifie par exemple que des documents classés secrets de l’année 1944 – par exemple sur les projets de Roosevelt d’occuper militairement la France au même titre qu’une nation vaincue, projets auxquels de Gaulle a fait échec in extremis, grâce aux Commissaires de la République, ces hommes exceptionnels dont on parle trop peu et qui, de fait, ont libéré deux fois la France –  ne peuvent plus être consultés. Et de ces documents, il en reste nécessairement dans les cartons !

L’affaire est exposée en détails dans une pétition que je viens de signer et dont je recommande vivement à vos lecteurs de prendre connaissance.

Breizh-info.com : Qu’est-ce que vous avez cherché à montrer via ce tour d’horizon des relations et des histoires personnelles entre de Gaulle et les grands hommes politiques du monde à son époque ?

Éric Branca : Ce que j’ai cherché à montrer ? Mais tout simplement la place exceptionnelle tenue par cet homme dans l’histoire de France et dans l’Histoire tout court du XXe siècle, et même très au-delà. Ce qui est frappant, chez de Gaulle, c’est qu’il passe les 50 premières années de sa vie à étudier l’histoire – et pas seulement l’histoire militaire, celle des peuples et celle des grands hommes – et les 30 dernières à la faire, passant sans transition du statut d’officier marginal (et disons-le, tricard, en raison de ses idées stratégiques révolutionnaires) au rôle d’acteur majeur des relations internationales. Pensez qu’à 15 ans, il écrit une nouvelle où il se voit en sauveur de la France face à une invasion prussienne. Qu’à trente-huit, devenu commandant, il écrit à un ami : « Dans quelques années, on s’accrochera à mes basques pour sauver la patrie ». Et qu’en 1936, il décrit, dans une lettre à sa mère, ce qui va se passer entre 1938 et 1940 : l’irruption de l’Allemagne en Europe centrale après le contournement des fortifications tchèques rendu possible par les accords de Munich ; la stratégie insensée de la Pologne qui, avant d’être avalée tout entière, participe avec Hitler au démantèlement de la Tchécoslovaquie ; enfin et surtout, « coup de pied de l’âne » de l’Italie à la France, le 10 juin 1940, quand notre armée n’a plus aucune chance de se relever du coup de boutoir allemand de la Guerre éclair.

Il y a chez de Gaulle, ce que Dominique de Roux appelait une « intelligence prophétique de l’histoire » qui rend pantois et qui explique l’incroyable respect dont il bénéficiait chez les chefs d’État étrangers. Sauf chez Roosevelt, qui ne croyait pas à son destin car il le prenait pour un fou. Fou, pourquoi pas ? Mais alors de la folie créatrice qui habite les grands artistes. Celle que décrit si bien Mauriac quand il écrit, à propos du surgissement de De Gaulle dans l’histoire : « Un fou a dit : ‘‘Moi, la France’’, et personne n’a ri parce que c’était vrai ». Ce passage de la solitude absolue qui était la sienne, le 18 juin 1940, à la reconnaissance unanime de sa dimension (y compris de ses adversaires) quand il quitte le pouvoir en 1969, est un phénomène très rare. Pour s’identifier à leurs peuples et peser, en leur nom, sur l’échiquier mondial, la plupart des grands leaders contemporains ont dû lutter des dizaines d’années, soit démocratiquement (Churchill, Roosevelt, Nixon), soit dans le cadre d’épouvantables guerres civiles (Mao, Staline, Franco, Tito).

De Gaulle, lui, a fait de sa solitude originelle un levier et, une fois revenu au pouvoir, en 1958, de la puissance relative de la France face aux deux super-grands (grâce à la dissuasion du faible au fort), une arme pour devenir le leader incontesté du non-alignement via le triptyque « détente, entente et coopération ». Nous en sommes loin aujourd’hui…       

Breizh-info.com : Y a-t-il des trouvailles, des anecdotes qui vous ont particulièrement étonné ?

Éric Branca : Tout m’étonne toujours chez de Gaulle ! Mais j’avoue que, dans les quatorze rencontres que je décris, deux m’ont particulièrement passionné : celle avec Franco et celle, virtuelle, puisque de Gaulle est mort avant qu’elle ait lieu, avec Mao. Ce que les petits esprits n’ont pas compris, sur le moment, c’est que de Gaulle ne cherchait pas, alors, à rencontrer le dernier dictateur d’Europe occidentale ou le chef marxiste de la Révolution culturelle chinoise : il rendait hommage à l’Espagne et à la Chine, une nation qu’il admirait et une civilisation qui le fascinait. Et derrière l’étiquette politique de ces hommes d’une dimension exceptionnelle, qu’on le veuille ou non, il voyait le jeu positif qui étaient le leur pour casser le condominium américano-soviétique.

Je rappelle ainsi comment Franco, allié des Américains en Europe, jouait de son influence sur la sphère hispanique pour bloquer – comme de Gaulle ! – leur expansion en Amérique latine. Qui connaît les liens privilégiés qu’il avait avec Fidel Castro, voire avec Che Guevara, qui se promenait comme chez lui à Madrid, au nez et à la barbe de la CIA ? Quant à Mao, son rapprochement avec la France, en 1964, a été encore plus mal pris à Moscou qu’à Washington…   

Breizh-info.com : Si, en France, le général de Gaulle a laissé une image si forte que toute une partie de la classe politique se revendique aujourd’hui encore du gaullisme (non sans un certain anachronisme), comment est-il perçu dans le monde incarné par les personnages dont vous décrivez la relation mutuelle ? En Chine ? En Allemagne ? En Israël ? Aux USA ? En Égypte ?

Éric Branca : À l’exception de Chirac qui, en des occasions décisives, a su retrouver une posture internationale gaullienne, la classe politique au pouvoir depuis 1974 n’a fait qu’illustrer la formule de La Rochefoucauld sur l’hypocrisie, cet « hommage du vice à la vertu ». Dans le monde d’aujourd’hui, le souvenir du général est forcément très contrasté. Et puis ne nous payons pas de mots : des milliards d’êtres humains sont nés depuis 1970 dont beaucoup ignorent jusqu’à l’existence de la Seconde Guerre mondiale… Et même parfois de la France. Et je ne parle pas seulement des pays pauvres dont le premier souci est de se nourrir. Vu le niveau culturel moyen du peuple américain, je doute que beaucoup de citoyens états-uniens aient une idée très claire de ce que signifient les mots « De Gaulle », en dehors de l’aéroport du même nom… et encore, pour ceux qui viennent à Paris ! En Amérique du Sud, en revanche, son souvenir est très présent, comme le souvenir de sa tournée triomphale de 1964, où il fut acclamé du nom de Libertador ! En Chine, surtout, le Général reste l’incarnation de la France, à l’égal de Victor Hugo.

De Gaulle, parce qu’il a ouvert la voie à la reconnaissance de la République populaire par l’ONU ; Hugo, parce qu’il fut le seul Occidental à protester, dans une lettre apprise à tous les écoliers chinois étudiant le français, contre le sac du Palais d’été, en 1860. Dans les pays arabes, et en Égypte en particulier, son prestige reste immense en raison de sa condamnation de la Guerre des six jours déclenchée par Israël en 1967 ; en Israël, à l’inverse, ce tournant a beaucoup contribué à ternir son image… Même si beaucoup d’Israéliens âgés se souviennent forcément que le Général, qui était l’ami de Ben Gourion, avait soutenu la création de l’État d’Israël et son droit imprescriptible à l’existence et à la sécurité… pour peu qu’il ne choisisse pas la fuite en avant dans la colonisation ! Une prophétie de plus ?

Breizh-info.com : Avez-vous vu le récent film De Gaulle. Si oui, qu’en avez-vous pensé ?

Éric Branca : J’ai beaucoup aimé. D’abord, le parti pris de concentrer le film sur les deux mois (mai et juin 1940) qui firent du Général ce qu’il est devenu et aussi sur le versant humain du personnage, trop souvent oublié par les amateurs d’images d’Épinal qui devraient lire les lettres qu’il adressait à sa femme et à ses enfants ; ensuite, l’exactitude historique rigoureuse des évènements (contexte, citations, anecdotes, toutes véridiques) ; et puis les acteurs, franchement bons. Lambert Wilson et Isabelle Carré, évidemment, aidés par un remarquable directeur de la photo qui rend certains plans hallucinants. Mais aussi Olivier Gourmet en Paul Reynaud et Philippine Leroy-Beaulieu en Hélène de Portes (sa maîtresse), qui symbolisent à eux seuls ce que furent les derniers jours de la IIIème République : une irruption du Vaudeville dans la Tragédie.   

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR
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