Rechercher
Fermer ce champ de recherche.

Défense. Et si le coronavirus aidait la France à mettre fin à une longue suite de renoncements ?

Sous le titre « Œuvrer pour un ordre international différent : Une grande ambition pour la France et l’Europe », le Cercle de réflexion interarmées, qui se définit comme « une entité indépendante de réflexion sur tous les problèmes liés à la Défense n’exprimant pas la doctrine officielle », a rédigé une analyse visant « à mettre en lumière le danger que représente, pour les Européens et le monde, la doctrine d’emploi du nucléaire US qui se met en place – en concepts d’emploi, en structure, en moyens – et mise en application dans les exercices de l’OTAN auxquels la France participe, en considérant que la Russie est “l’ennemi”. ». Nous la publions bien volontiers.

Selon ce cercle de réflexion, « si nous luttons contre cette doctrine et parvenons à en convaincre les autres pays européens, alors, nous pourrons parvenir, par une recherche d’autonomie stratégique de l’Europe, à développer sur le long terme, des relations de confiance avec la Russie et instaurer une paix durable en Europe de l’Atlantique à l’Oural voire plus.
Cette analyse se décompose en trois parties.
La première, intitulée “Et si le coronavirus aidait la France à mettre fin à une longue suite de renoncements”, profite de la crise sanitaire actuelle et de l’analyse d’un exercice majeur de l’OTAN
“Defender 2020” pour, après avoir dénoncé les renoncements successifs de la France à sa politique d’indépendance, inciter les pays européens à rechercher une plus grande autonomie stratégique par rapport à nos alliés américains.
La deuxième, intitulée “Du danger de la stratégie nucléaire américaine pour l’Europe et le Monde”, dénonce la nouvelle guerre froide vers laquelle les USA, à travers l’OTAN, entraînent l’Europe à devenir un champ de bataille nucléaire potentiel lors d’un affrontement avec la Russie.
La troisième, intitulée “Vers une autonomie stratégique européenne” s’efforce de tracer les voies pour parvenir à cette autonomie dans les domaines politiques, militaires, économiques et culturels. »

Et si le coronavirus aidait la France à mettre fin à une longue suite de renoncements ?

Quand bien même on craindrait les « cyber-intrusions » russes ; même si, pris de court par le retour populaire de la Crimée dans le giron russe, les Européens gouvernés par l’Amérique furent tétanisés par l’habileté de Poutine, il n’en reste pas moins qu’organiser des manœuvres de l’OTAN, au XIXe siècle, sous le nez de Moscou, plus de 30 ans après la chute de l’URSS, comme si le Pacte de Varsovie existait encore, est une erreur politique, confinant à la provocation irresponsable.

Y participer révèle un suivisme aveugle, signifiant une préoccupante perte de notre indépendance stratégique.

Est-il possible que la France s’en dispense ?

Le surgissement d’un fléau planétaire qui confine près de 4 milliards de Terriens, éclairant d’une lumière crue les grandes fragilités de l’humanité, pourrait contribuer à nous débarrasser des vieux réflexes de guerre froide. Faisant soudain peser une menace existentielle, ce fléau transfrontalier hiérarchise les priorités stratégiques, dévoile la futilité des anciennes routines et rappelle le poids de notre appartenance à l’ensemble eurasiatique, dont la Russie est le pivot ancestral.

Certains peuvent redouter de choquer nos partenaires de l’Est européen encore accablés par les souvenirs du rideau de fer. Ils oublient cependant qu’en 1966, il y a plus d’un demi-siècle, Charles de Gaulle dont tout le monde se réclame, mais que personne n’ose plus imiter – sauf en posture –, avait purement et simplement signifié à l’allié américain à qui l’Europe et la France devaient pourtant leur survie, qu’il n’était plus le bienvenu à Fontainebleau.

C’est que le « Connétable », ayant chevillée à l’âme l’indépendance du pays, n’avait pas oublié qu’en 1944 Roosevelt avait l’intention de mettre la France sous tutelle administrative américaine.

Pourtant, nombre de militaires d’abord, au prétexte que l’OTAN était une norme opérationnelle et technologique, pourvoyeur à l’occasion d’un appui logistique essentiel, n’ont cessé de militer pour contourner l’affirmation d’indépendance gaullienne, sans cesser de s’en réclamer.

Ensuite, du côté des politiques dès avril 1991, dans l’opposition, appuyant Philippe Seguin contre Charles Pasqua et Jacques Chirac, François Fillon également opposé au traité de Maastricht, avait tenté la quadrature du cercle dans une tribune du Monde.

Il y soutenait que l’Europe de la défense était une « chimère », tout en proposant de « placer ses alliés au pied du mur en proposant une véritable européanisation de l’alliance atlantique, en concurrence avec l’actuel projet de simple replâtrage de l’OTAN sous leadership stratégique américain. ». Son but était également de préparer le retour de la France dans le commandement d’une OTAN repensée, à l’aune, disait-il de « l’esprit de 1949 » avec une « européanisation de tous les commandements » et « coopération et interopérabilité des forces plutôt que leur intégration ».

Dès son entrée à l’Élysée en 1995, Jacques Chirac, pourtant le premier héritier de l‘exigence d’indépendance sous le grand pavois de Charles de Gaulle, entamait les négociations pour le retour de la France dans le Commandement intégré de l’Alliance.

En échange – mais sans réel moyen de pression –, il réclamait l’attribution à Paris du poste de Commandement du flanc sud de l’Alliance à Naples, tout de même port d’attache de la 6ème flotte de l’US Navy.

Un article de Libération dont la lecture est édifiante détaillait le 27 février 1997, sous la plume de Jacques Amalric, ancien correspondant du Monde à Washington et à Moscou, les dessous de ces marchandages. Chacun jugera à quel point les contorsions sémantiques contrastaient avec l’inflexible fermeté gaullienne, 30 ans plus tôt.

Au passage, il est juste de rappeler que c’est la gauche française qui, apparemment à contre-emploi, s’est opposée au sabordage de l’héritage gaullien. En 1997, Lionel Jospin, devenu Premier ministre, affronta directement Jacques Chirac sur cette question.

Mais celui qui a décidé de « rentrer dans le rang » de la structure militaire intégrée c’est bien Nicolas Sarkozy, venu en août 2007 aux États-Unis rencontrer Georges Bush.

Le résultat fut l’annonce faite par le Président français devant le Congrès des États-Unis, le 7 novembre 2007, 41 ans après l’affirmation d’indépendance de Charles de Gaulle. L’affaire fut entérinée par le Parlement français saisi par une motion de censure, rejetée en 2009.

Pour le prix de son retour, Paris reçut la compensation du Commandement non directement opérationnel dit « Allied Command Transformation » (A.C.T) basé à Norfolk dont la mission est une réflexion technologique, structurelle, tactique et stratégique en même temps qu’une action pédagogique vers les pays membres, visant à la fois à la prise de conscience et à l’harmonisation.

Sans en nier l’importance, on ne peut s’empêcher de penser qu’il s’agit d’une consolation :

1) Fournir le cadre conceptuel pour la conduite de futures opérations conjointes combinées ;
2) Définir le concept et les moyens capacitaires des opérations futures de l’Alliance ;
3) Évaluer la pertinence des concepts opérationnels émergents – notamment dans le domaine des hautes technologies – et les traduire en une doctrine d’emploi validée par la recherche scientifique à la fois fondamentale et expérimentale ;
4) Persuader les nations membres, individuellement et collectivement, d’acquérir les capacités indispensables et de fournir la formation initiale nécessaire à la mise en œuvre des nouveaux concepts validés, qu’ils soient endogènes à l’OTAN ou générés hors Alliance.

Nous en sommes là. 54 ans après la brutalité du panache stratégique gaullien, le processus est un renoncement.

Aujourd’hui, alors que le pouvoir a abandonné à Bruxelles et à la Banque Centrale Européenne une partie de sa marge de manœuvre régalienne, en échange de la construction d’une Europe dont la voix peine à se faire entendre, quand on écoute les affirmations d’indépendance de la France, on est saisi par l’impression d’une paranoïa.

La contradiction diffuse le sentiment d’un « théâtre politique » factice, probablement à la racine d’une désaffection électorale, dont l’ampleur est un défi pour notre démocratie.

Enfin, pour un pays européen déjà sévèrement frappé par d’autres menaces, dans une Union menaçant de se déliter, alors que le voisin grec est confronté à un défi migratoire lancé par le Grand Turc membre de l’Alliance, mais cependant engagé dans une stratégie de retour de puissance par le truchement d’une affirmation médiévale religieuse clairement hostile, aller gesticuler militairement aux ordres de Washington aux frontières de la Russie qui n’est depuis longtemps plus une menace militaire directe, traduit pour le moins une catalepsie intellectuelle, confinant à la perte de l’instinct de survie.

Il faut rechercher les racines de ce naufrage dans notre passé récent.

S’étant abîmée à deux reprises au XXe siècle dans le nihilisme suicidaire, la deuxième fois dans une abjection morale impossible à justifier, l’Europe a, en dépit des vastes apports de ses « Lumières », perdu les ressorts moraux de l’estime de soi, condition première d’une affirmation de puissance.

Plus encore, le sillage mental de cet héritage insupportable véhicule toujours un parasitage du jeu démocratique. Interdisant à la pensée conservatrice de s’exprimer, la mémoire du génocide raciste plombe toutes les politiques de contrôle des flux migratoires et de répression des incivilités, y compris celles menaçant clairement l’intégrité du territoire.

Cette dépression morale de la Vieille Europe a conduit à son effondrement stratégique, laissant libre cours à l’empiétement américain. De ce point de vue, il n’est pas étonnant que l’Allemagne se soit aussi longtemps affirmée comme le premier point d’appui stratégique de l’Amérique en Europe.

Ajoutons que les accusations qui, dans ce contexte, où les menaces ont radicalement évolué, soupçonnent l’Amérique de perpétuer une mentalité de guerre froide hors du temps, ne manquent pas de pertinence.

Le blocage politique antirusse de toutes les élites américaines confondues s’articule à l’obsession stratégique de perpétuer la raison d’être de l’OTAN, un des principaux adjuvants de la prévalence américaine après 1949.

Notons cependant que, sévèrement critiqué par sa propre bien-pensance, Trump qui harcèle verbalement l’Europe en même temps que la plupart de ses alliés, est, au contraire de son administration et du complexe militaro-industriel, favorable à un rapprochement avec la Russie.

***

Conclusion

Dans ce contexte dont il faut bien reconnaître que la trajectoire générale est à rebours de la décision de rupture gaullienne de 1966, que faire pour nous libérer de l’emprise américaine et initier un rapprochement avec Moscou ?

Tirant le bilan des avantages / inconvénients de notre retour dans le commandement intégré avec cependant des responsabilités opérationnelles réduites, devrions-nous, balayant tous les inconvénients, tourner le dos à Washington désormais considéré par beaucoup comme un hostile ?

Le Dao chinois affirme que « la réalité se construit du battement des contraires ». Illustrant le mouvement cosmologique et la succession cyclique des saisons, la vision porte également sur les interactions entre les situations, les hommes et leurs organisations. Elle spécule que tout changement est le résultat d’une contrainte adverse, sans être nécessairement un affrontement hostile.

Dans le cas qui nous occupe, il est illusoire de croire que, sans une pression significative, les États-Unis modifieraient à la fois leur attitude de suzerain à l’égard des membres de l’alliance et leur hostilité anachronique avec la Russie.

L’épidémie qui frappe le monde bouleverse les routines et les repères.

Elle met à jour les dysfonctionnements et les incohérences.

Propice aux introspections, elle rappelle qu’à la chute de l’URSS, l’OTAN, saisie par un hubris de puissance, a exercé de lourdes pressions sur les marches de la Russie, au-delà des frontières allemandes, mettant la sécurité de l’Europe en danger.

Du coup, la crise incite à revenir à l’essentiel du régalien : la sécurité de la France et l’indépendance de sa diplomatie dont on voit bien qu’elles ne peuvent être abandonnées à d’autres.

Le moment est venu de tenter une pression sur Washington en engageant un dialogue stratégique avec Moscou. Si la France se dispensait de participer à certains manœuvres de l’OTAN aux portes de la Russie, anticipant une menace militaire classique aujourd’hui évaporée, elle sonnerait le réveil de la raison, « coup de cymbale » adressé à Washington et Moscou signifiant la fin des léthargies. Le but ne serait pas un renversement d’alliance, mais un rééquilibrage.

Au demeurant, l’initiative marquant le retour de notre indépendance n’a que trop tardé quand on songe que dans le document officiel « Joint Nuclear opérations[1] », référencé JP-3-72 récemment analysé par la Fondation pour la Recherche Stratégique, le Pentagone planifie l’emploi d’armes nucléaires tactiques sur le théâtre européen dans les phases conventionnelles du combat aéroterrestre y compris celles impliquant les forces spéciales.

Ce concept est scénarisé et mis en œuvre dans le prochain exercice OTAN Defender 2020 dans lequel l’envahisseur de certains pays européens est clairement désigné.

Si l’exercice a lieu, il devrait permettre de valider sur le papier l’emploi éventuel de nouvelles armes nucléaires tactiques sous contrôle des États-Unis que le traité INF de 1987 interdisait jusqu’en 2019. La France, en participant à cet exercice comme membre de la structure militaire intégrée de l’Otan cautionnerait cette nouvelle stratégie en contradiction complète avec la doctrine française de dissuasion qui refuse toute bataille nucléaire.

Surtout elle apporterait, involontairement, sa caution à la réactivation de la guerre froide avec la mise au ban occidental de la Fédération de Russie présentée comme l’agresseur potentiel principal des pays européens. Ce qui est, là également, en contradiction avec l’orientation actuelle de la diplomatie française qui vise un rapprochement avec la Russie.

Pour éviter que l’initiative d’un désistement français soit perçue comme une provocation par les pays baltes et les PECO, il serait nécessaire de placer la manœuvre diplomatique dans un contexte européen. Paris donnerait l’élan en coordination étroite avec l’Allemagne.

Dans cette démarche gardons-nous de deux écueils : le premier serait de tourner le dos à Washington, « Il s’agit de faire l’Europe sans rompre avec les Américains, mais indépendamment d’eux », répétait Charles de Gaulle ; le deuxième serait la tentation fédéraliste, tant il est vrai que « l’arbitraire centralisation provoquera toujours, par chocs en retour, la virulence des nationalités. (…) L’union de l’Europe ne saurait être la fusion des peuples (…) Mais elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement. » Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir.

[1] JP3-72 chap. 5 Nuclear Operations, paragraphe 3 Opérations in a Nuclear environnement : « L’emploi des armes nucléaires peut radicalement altérer ou accélérer le déroulement d’une campagne. Une arme nucléaire pourrait être introduite dans le cours de la campagne du fait de la perception d’un échec d’une campagne militaire classique, d’une possible perte de contrôle ou de régime [sic], ou pour procéder à l’escalade afin de proposer un règlement pacifique en des termes plus favorables. »

Deuxième partie à suivre : Du danger de la stratégie nucléaire US-OTAN pour l’Europe

Pour le Cercle de Réflexions Interarmées. Général (2S) François Torrès, Général (2S) Jean-Claude Rodriguez, Général (2S) Jean-Serge Schneider, Général (2S) Grégoire Diamantidis, Général (2S) Marc Allamand, Général (2S) Jean-Pierre Soyard, Contre-Amiral (2S) François Jourdier, Général (2S) Jean-Claude Allard, Général (2S) Christian Renault, Capitaine de Vaisseau (ER) Alexis Beresnikoff, Monsieur Marcel Edouard Jayr.

Illustration : DR
[cc] Breizh-info.com, 2020, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine – V

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

Les commentaires sont fermés.

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

A La Une, International

La guerre en Ukraine, la douloureuse naissance d’un monde nouveau. Un Général français s’exprime

Découvrir l'article

Sociétal

Russie/Otan : la guerre des trolls de l’information – Le Nouvel I-Média

Découvrir l'article

Sociétal

Guerre en Ukraine 2 ans de traitement médiatique

Découvrir l'article

Sociétal

Pouvoir d’achat, Santé, Immigration, Déliquance : les principales priorités des Français

Découvrir l'article

International

Eric Dénécé : « Les Français sont victimes de la propagande ukrainienne » [Interview]

Découvrir l'article

International

La Russie dresse son bilan diplomatique pour l’année 2023 et évoque les perspectives en 2024

Découvrir l'article

A La Une, International

Arménie. « Nous avons besoin d’une paix durable ». Entretien avec Tigran Mkrtchyan

Découvrir l'article

International

L’Inde et la Russie signent un accord pour de nouvelles unités de production d’énergie nucléaire

Découvrir l'article

International

La Bascule du monde : quelques données économiques à prendre en compte

Découvrir l'article

Culture & Patrimoine, Histoire

L’Allemagne nationale-socialiste et l’Ukraine. Retour en bibliothèque (2)

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Ne ratez pas notre prochaine enquête sans filtre sur un sujet tabou !

Inscrivez-vous dès maintenant à notre newsletter confidentielle.

🔍 Recevez nos analyses pointues et nos scoops exclusifs directement dans votre boîte mail. 🔍

Clicky