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Nantais et révolté. Biographie sans filtre de Jules Vallès, un ado d’ultragauche au XIXe siècle

Nantes révoltée ! Nantes, capitale européenne de l’ultragauche, qui y a laissé un aéroport international et quelques abribus…

Voilà qui aurait fait chaud au cœur du communard Jules Vallès : il a passé 8 ans dans la cité des Ducs, entre 13 et 21 ans. À la fin de sa vie, il écrit L’Enfant, Le Bachelier et L’Insurgé, une trilogie autobiographique, au style nerveux et burlesque, en comparaison de quoi Zola prend un goût de tisane. Sélection d’anecdotes d’une adolescence orageuse et toujours actuelle. 

« Les hommes de la Commune », une du journal L’Illustration, juillet 1871. Exactement au centre, le plus connu du grand public de l’époque, Jules Vallès, à 39 ans. La Commune de Paris, seul gouvernement authentiquement ouvrier de l’histoire, n’a duré que deux mois mais a eu un retentissement considérable. L’engagement révolutionnaire de Vallès commence à Nantes. (Wikicommons)

Une cougar nantaise participe activement à l’éducation du lycéen Vallès

Extrait de Jacques Vingtras, premier livre : L’Enfant, chapitre : Madame Devinol. Jacques Vingtras est le double littéraire de Jules Vallès.

« Monsieur Vingtras, quand Jacques sera premier, je l’emmènerai au théâtre avec moi.

Voulez-vous ? »

C’est madame Devinol qui demande cela. Elle a un fils dans la classe de mon père, qui est un cancre et un bouzinier. Si M. Devinol n’était pas un personnage influent, riche, on aurait mis le moutard à la porte depuis longtemps.

Mais sa mère est distinguée, un peu trop brune peut-être, les yeux si noirs, les dents si blanches ! Elle vous éclaire en vous regardant. Elle vous serre les mains quand elle les prend. C’est doux, c’est bon.

« Pourquoi deviens-tu rouge ? me demanda-t-elle brusquement. »

Je balbutie, et elle me tape sur la joue en disant :

« Voyez-vous ce grand garçon !… Oui, je l’emmènerai au théâtre chaque fois qu’il sera premier. »

Cela flatte mon père qu’on me voie dans la société d’une si importante personne, mais cela étonne beaucoup ma mère.

[…]

« Donne-moi ton bras, pas un petit bout de rien du tout… Comme ça, là ; très bien ! Je puis m’appuyer sur toi ; tu es fort. »

Je ne sais pas comment je n’éclate pas brusquement, d’un côté ou d’un autre, tant je gonfle et raidis mes muscles pour qu’elle sente la vigueur du biceps.

  […]

« Ça ne fait rien, va, a-t-elle dit en s’apercevant de ma peur. Je te tutoie bien, moi. Vous voulez bien qu’on vous tutoie, Monsieur ? C’est que je pourrais être ta maman, sais-tu ? »

Fichtre ! comme j’aurais préféré ça !

« Je suis une vieille… Me trouves-tu bien vieille, dis ? »

Elle me regarde avec des yeux comme des étoiles.

« Non, non.

— Tu me trouves jolie ou laide ? Tu n’oses pas me répondre ? C’est que tu me trouves laide alors, trop laide pour m’embrasser…

— Non… mais non !..

— Eh bien ! embrasse-moi donc, alors… »

Elle me mène au spectacle chaque fois que je suis premier, comme c’est convenu.

Il y a un mois que nous nous connaissons.

« Tu aimes à venir avec moi ? me demanda-t-elle un jour.

— Oui, Madame, moi j’aime bien le théâtre, je me plais beaucoup à la comédie. »

[…]

Quand je suis dans sa baignoire, elle me fait asseoir près d’elle, tout près.

« Encore plus près. Je te fais donc peur ? »

Un peu.

Comme je bûche mes compositions, maintenant ! 

Une beauté épanouie du XIXe siècle : Mme de Senonnes, par Ingres. Cette « MILF » de 31 ans est toujours visible au Musée des Beaux-Arts de Nantes. En matière de femmes, Vallès gardera des goûts plutôt chics et ne sera guère emballé par la camarade Louise Michel.

Vallès ne serait pas un peu mytho ?

En 1848, Vallès a 15 ans, et, avec un an d’avance, il est en première au collège-lycée de Nantes, où son père est professeur de 6ème. Les aventures de Vingtras avec Mme Devinol se terminent dans une auberge où ils sont surpris. Le père de Vingtras, pour éviter le scandale, le scolarise à la rentrée suivante à Paris.

Quelques éléments permettent de dire qu’il y a un peu de fantasme dans ce récit :

1 : avant 1848, Vallès était déjà le meilleur élève de sa classe (sans avoir besoin du « soutien pédagogique » de Mme Devinol)

2 : plus avant dans le livre, Vallès raconte une anecdote assez proche, mais qui a lieu avec sa cousine en Auvergne.

Au moment où il rédige, 30 ans après les faits, Vallès est publié en feuilletons par les journaux et payé à la ligne. Pour fournir la copie demandée, il a tendance à répéter les mêmes anecdotes, en les changeant d’époque et en les faisant varier légèrement. Certaines semblent carrément inventées à partir d’un jeu de mot, comme dans un sketch : ainsi de passage à Orléans, son père montre triomphalement à Jacques la statue de Jeanne d’Arc : « Voici la Pucelle d’Orléans ! ». « Quand auras-tu fini de dire des saletés à cet enfant !», réagit la mère, qui n’a pas compris l’allusion historique. Dans sa biographie de Vallès, Max Gallo croit dur comme fer en l’authenticité de l’anecdote, alors que le révolutionnaire a toujours revendiqué son goût pour la blague !

3 : si son père l’a envoyé se faire oublier à Paris, c’est pour une toute autre raison, qui n’est pas mentionnée dans L’Enfant, mais que l’on connait par les mémoires d’un de ses « amis » nantais, Charles-Louis Chassin.

Vallès habitait sur le Quai de Richebourg (aujourd’hui Quai Malakoff), dans un appartement bourgeois de 4 pièces, avec ses parents, sa petite sœur et une bonne. Malgré l’éclatante réussite paternelle, la famille est sur le point de s’autodétruire. (Wikicommons)

1848, l’année où le premier de la classe pète les plombs

L’année de 1ère de Vallès est en effet marquée par un évènement national et européen : la révolution de 1848, une réplique de 1789, toutes deux déclenchées à Paris.

À Nantes, chaque groupe social retient son souffle, attentif à ce qui remue des souvenirs familiaux de la Grande Révolution et suscite des espoirs ou des inquiétudes :

  • La trentaine de réfugiés polonais anticipent une résurrection de leur patrie.
  • La communauté noire, forte de quelques dizaines de membres à Nantes, manifeste pour une deuxième abolition de l’esclavage, comme en 1794 – le jeune Vallès lui-même a un voisin de quartier antillais et il donne des cours de soutien de latin à Virgile, un métis fortuné originaire des Caraïbes…
  • Les bourgeois oscillent entre ordre et progrès, ils sont aussi partagés selon un clivage religieux qui traverse les familles.
  • Les ouvriers attendent des mesures sociales comme sous Robespierre.
  • La grande masse de la population reste campagnarde, « paysans aux cheveux longs et rares, l’air dévot, faux et dur […] fils de la Vendée, hommes de la Bretagne », ainsi les décrit Vallès. Ils sont dans l’expectative mais prêts à laisser sa chance à la deuxième République, pourvu qu’elle soit plus pacifique que la première…

Parmi les jeunes bourgeois enthousiastes, Charles-Louis Chassin, dont la mémoire familiale est remplie des exploits des bleus pendant les guerres de l’Ouest. Pour être à la hauteur de ses ancêtres, il monte avec quelques camarades un Club de la jeunesse républicaine de Bretagne et de Vendée. Ses membres, tous mineurs de moins de 21 ans, suivent l’actualité et en débattent, deux fois par semaine. Ils se réunissent dans un café chic, qui les met bientôt à la porte : leur engagement auprès des Noirs n’a pas plu à tout le monde et puis ils font trop de bruit et ne consomment pas assez… Grâce aux relations familiales d’un ami, Chassin trouve un autre local, appartenant à la gendarmerie.

Après quelques séances studieuses, les premiers membres fondateurs voient débouler plusieurs dizaines de nouveaux venus, avec à leur tête un meneur qui a un culot monstre et deux têtes de moins que les autres : le « Petit Jules ». Fort de cette nouvelle majorité, Vallès se fait élire président du club. En lieu et place de Chassin. Et sur un programme plus radical, voire carrément loufoque. De sa voix de fausset, le nouveau président joue à Marat :

« Sur des pavés sanglants plantons la guillotine, La déportation n’est qu’une girondine. »

Ce sont les vers d’un poème qu’il écrit à cette époque. L’agitation déborde sur le lycée (chahut à l’internat où les pensionnaires chantent La Marseillaise), entraînant l’intervention du proviseur. C’est alors qu’un des lycéens envoie un manifeste au journal local L’Alliance, qui le publie :

« Quant au programme de notre club, il est fort simple, et je puis vous l’exposer, citoyen rédacteur, en quatre lignes :

1 : Abolition perpétuelle des censeurs, maîtres d’études et de toute cette espèce de gens qu’on appelle vulgairement des pions.

2 : Interdiction de tout travail quelconque, hors des repas et des récréations, tous les dimanches et tous les jeudis.

3 : Établissement de deux dimanches et de quatre jeudis par semaine.

4 : Suppression du baccalauréat, de son programme, des auteurs qu’il nous met dans les mains et des professeurs qui les expliquent.

5 : Exil perpétuel des haricots, qui ne pourront jamais sous un prétexte quelconque paraître sur la table du Lycée.

6 : Permission générale de fumer le cigare ou la pipe culottée : la République, qui fait fumer tant de banquiers, de négociants, d’industriels, ne peut s’opposer à ce que nous jouissions aussi de cette petite consolation.

Si vous ne recevez pas trop mal, citoyen rédacteur, la présente missive, je pourrai la faire suivre par quelques autres qui vous feront connaître les événements postérieurs.

Salut et fraternité.

Votre égal : Fructidor Blaghenklatz

Élève de quatrième »

Ce « Blague-en-classe » est presque certainement Jules Vallès lui-même, qui écrit là à la fin de ses 15 ans son premier article (texte retrouvé par Joël Barreau et publié dans le n°41 de la revue des Amis de Jules Vallès).

La conséquence de toute cette agitation potache : le club est chassé de son local, à la consternation du raisonnable et constructif Chassin.

La fin de l’année scolaire est marquée par le retentissement local des sanglantes Journées de Juin. Les ouvriers parisiens, qui viennent d’être licenciés des Ateliers nationaux, se rebellent contre l’Assemblée nationale élue en avril. À Nantes, des contingents de gardes nationaux se préparent à partir pour la capitale prêter main forte à l’assemblée. Ce consensus légaliste unit la droite catholique (les blancs) et les républicains canal historique (les bleus). Sur les quais, au lieu de rassemblement des troupes, un petit groupe s’oppose cependant au départ. Parmi eux (selon Chassin, seule source à évoquer précisément la scène), se distingue encore une fois le « Petit Jules ». On peut l’entendre crier :

« À l’eau les Blancs ! À l’eau les Bleus ! Victoire aux Rouges ! Vive l’insurrection parisienne ! »

Un garde national pendant la répression des Journées de juin 1848.
La Garde nationale est une milice citoyenne lourdement armée : à Nantes en 1848, elle compte 4 bataillons d’infanterie, un escadron de cavalerie, un escadron d’artillerie, 2 compagnies de marins et un bataillon de sapeurs-pompiers. Le recrutement est plutôt aisé puisqu’il faut acheter soi-même son équipement.
Le massacre de Juin marque une rupture durable entre les républicains bourgeois et le monde ouvrier, et préfigure l’affrontement de la Commune de Paris. A 16 ans à peine, Vallès choisit le camp des vaincus. (Wikicommons)

On peut imaginer la tête de Jean-Louis, le père de Vallès : dans le petit monde bourgeois nantais où ils évoluent, les frasques de Jules n’ont pu passer inaperçues. D’autant qu’elles ont touché directement son lieu de travail, le lycée, et remettent en cause le carburant de son métier : l’autorité.
On comprend qu’il délocalise son fils à la rentrée suivante. Le « Petit Jules » en est d’ailleurs ravi : comme tous ses camarades nantais, son rêve est de monter à la capitale, où tout se passe et où, ils en sont sûrs, la Révolution ne fait que commencer. Le père a quant à lui un plan tout tracé dans la tête :

« Quel est mon but en envoyant Jules à Paris ? Le voici : c’est de lui aplanir le chemin de l’École normale ; car après un peu de résistance de la part de mon garçon, après quelques petits combats, soutenus au mieux de part et d’autre, il s’est rendu à mes raisons et décidé pour une carrière universitaire […] il serait beau et avantageux pour lui, Jules, d’être agrégé à 21 ou 22 ans au plus, avec 3 000 francs d’appointements. » (lettre à Mme Voilquin, une amie de la famille).

Les plans de carrière de Jean-Louis Vallès vont être déçus.

Le Lycée Clemenceau, dans lequel Vallès a étudié entre la 3ème et la terminale : pas précisément une ZEP. Dans L’Enfant, il fait un portrait désopilant de ses professeurs et de leur enseignement – le jeune Vallès a la dent dure avec tout le monde, y compris avec ses amis. Et encore plus avec ses parents…(Wikicommons)

Après 1848, la descente aux enfers d’un jeune Nantais et de sa famille : échec scolaire, asile psychiatrique, prison, désunion familiale, morts prématurées, ruine, précarité, condamnation à mort, exil…

1848-49 : Vallès est pensionnaire à Paris et redouble sa 1ère au prestigieux lycée Condorcet. La pension est pesante, ses camarades d’école, trop parisiens et trop sérieux, ses résultats scolaires deviennent mauvais. Il appelle au secours ses parents, qui l’encouragent à tenir bon. Finalement sa mère le rejoint pour finir l’année, le sort du pensionnat et cohabite avec lui dans un meublé.

Elle l’interroge sur ce qui ne va pas : il en assez des études, ne veut pas finir prof comme son père ; il veut réaliser le rêve secret de son enfance : faire un métier manuel. D’ailleurs, il ne veut plus les voir, ils l’ont trop fait souffrir.

1849-1850 : son père le fait revenir à Nantes, où il suit la terminale. Le contrat : tu passes ton bac et après on avisera. Avril 1850 : Vallès rate son bac, la faute, dit-il, à son professeur de philo qui lui aurait enseigné des idées farfelues.

Octobre 1850 : retour à Paris, seul, à l’Hôtel Saint-Joseph, rue Dauphine, toujours avec le même contrat parental. À la session d’avril 1851, il rate de nouveau son bac.

C’est une époque par ailleurs intense pour lui : fréquentation des cafés et d’étudiants plus âgés que lui, aventures amoureuses (plus ou moins tarifées), lectures politiques, chahut dans les théâtres, participation à des manifestations républicaines parfois musclées, ébauche d’une conspiration terroriste contre Napoléon III.

Mais tout ne va pas bien : il est un peu isolé dans sa bande à cause de ses idées originales et provocatrices. Il est aussi sous le coup d’une discussion avec un vieil ouvrier qui le dissuade de faire un métier manuel. L’aide financière de ses parents est insuffisante (40 francs par mois quand il en faudrait 100 pour vivre à Paris, selon Chassin). Il fait des dettes.

2 décembre 1851 : coup d’État de Napoléon III. Le rêve révolutionnaire de Vallès et de ses amis s’écroule, dans une indifférence assez générale.

Décembre 1851 : il revient à la maison, forcé par son père qui lui coupe les vivres. À Nantes, les gens qui le connaissent lui renvoient une image de raté ; il se rend compte que des cancres de bonne famille ont une situation, tandis que lui, l’ancien bon élève, n’a aucune perspective. Il se sent complètement étranger à sa ville. Il a des idées suicidaires (qui le poursuivront tout au long de sa vie, malgré son côté boute-en-train), il se plaint aussi de douleurs inexpliquées au bras. Sa mère appelle le médecin de famille.

31 décembre 1851 : Jules est interné à l’asile psychiatrique Saint-Jacques. Le diagnostic : « croyance à des tourments imaginaires avec tendances suicidaires prononcées ».

Mars 1852 : Jules est rendu à sa famille. Il ne racontera l’internement qu’à ses amis les plus proches : il expliquera qu’il n’était pas malade mais que son père l’aurait fait interner par crainte du pouvoir en place, à cause de ses activités révolutionnaires.

« Je travaille nuit et jour à mon baccalauréat. Mon père a peur que je ne fasse quelque mauvais coup, dont il se ressentirait peut-être. Il me déteste mais il me craint, c’est le mot. Aussi me laissera-t-il partir si je suis reçu […] L’homme est doux comme un mouton maintenant. Il comprend que la lutte est inutile et il n’ose pas me briser. J’ai combattu de manière à vaincre […] Songe à l’importance du service que tu me rendrais en contribuant par l’appui bienveillant de ton père à ma prochaine réception […] » (lettre du 20 mars 1852 de Jules Vallès à son ami Arnould)

Avril 1852 : obtient son bac, vraisemblablement grâce au piston.

1852 -1853 : retour à Paris pour des études de droit.
En juillet 1853, Vallès et ses camarades sont arrêtés pour leurs activités politiques clandestines (complot contre la vie de l’empereur). Vallès passe un mois et demi en prison, en préventive, avant d’être libéré faute de preuves. À sa sortie, il est recueilli à Nantes par ses parents (qui auraient cessé d’avoir peur du régime ?).

1853 : sa sœur Marie-Louise est internée à son tour à l’asile de Nantes.

Son père demande sa mutation pour Rouen à la suite de « problèmes familiaux ».
Sa mère vient emménager à Paris avec Jules qui reprend ses études de droit (elle cohabitera avec lui au moins jusqu’en 1858, de façon discontinue). Les parents se séparent semble-t-il (d’après Jules, son père aurait une maîtresse).

1854 : « Je suis à peu près sûr que le malheureux enfant n’a pas du tout suivi les cours : je n’ai pas reçu un seul bulletin de la faculté […] » Jules est « physiquement malade » et a multiplié les dettes de restaurants et de vêtements de luxe (lettre de Jean-Louis Vallès à Mme Voilquin).

1857 : décès du père de Vallès à l’âge de 49 ans, d’une crise cardiaque. Il semble vivre seul à son appartement 17 rue Beauvoisine, Rouen. C’est un collègue prof de musique habitant le même immeuble qui vient déclarer le décès. Il ne connaît pas l’orthographe exact du nom de famille, qu’il épelle « Vallèze ». Il sait qu’il a une femme (le nom sera laissé en blanc et ajouté après coup).

La famille est ruinée :

« Les quelques économies que la modeste position de mon mari nous avait permis de faire […] viennent de m’être enlevées par la faillite de la maison où je les avais placées […]

Mon fils, près duquel, à la mort de mon mari, j’étais venue m’établir et dont le travail était depuis lors notre unique moyen d’existence, est depuis quelque temps par suite de travaux excessifs et de privations en tout genre, sujet à des accès d’aliénation mentale dont la fréquence me fait craindre un complet état de démence » (lettre de Julie Vallès au ministère de l’Instruction publique, 1er avril 1858).

Elle obtient une pension de réversion misérable (200 francs par an) et repart vivre dans sa famille en Auvergne.

1859 : décès de sa sœur Marie-Louise à l’asile, à l’âge de 24 ans.

Années 50-60 : Vallès abandonne les études de droit sans avoir obtenu de diplôme. Il enchaîne les emplois, sans arriver à se fixer : professeur particulier, surveillant, secrétaire en entreprise ou en mairie, pigiste, publicitaire, rédacteur de dictionnaire (il invente de fausses citations d’auteurs), assistant-correcteur d’imprimerie, satiriste à gage… emplois qu’il obtient grâce à l’instruction reçue et aux relations nouées dans son lycée de Nantes. Il se met aussi à spéculer en bourse (on a gardé un calepin où il notait ses placements). Il la joue aussi comme Poutou, en étant parrainé par le pouvoir comme candidat de diversion
Il connaît la pauvreté mais il finit par percer dans la presse grâce à ses reportages décalés. Ses revenus sont très irréguliers et ce flambeur (vivant ce qu’il appelle la « high life ») est constamment endetté (plusieurs années de salaires en crédits à la consommation).
Côté amour, il est plutôt dans le butinage que dans la construction d’une famille ou d’un couple. On lui connaît une liaison durable avec Joséphine Lapointe, une femme mariée, relation parmi d’autres, avec des hauts et des bas et sur laquelle on est mal renseigné.

1871 : participe à la Commune ; son journal, Le Cri du Peuple, a le plus gros tirage (100 000 exemplaires) ; il participe à la commission de l’enseignement où il envisage de supprimer l’enseignement classique cher à son père. À la chute de la Commune, il passe dans la clandestinité et trouve refuge en Angleterre.

1872 : sa mère meurt sans l’avoir revu et après avoir cru pendant des mois qu’il avait été fusillé. En juillet, Vallès est condamné à mort par contumace par le tribunal militaire de Versailles. Touche un gros héritage d’un admirateur.

1874-1875 : rupture avec Joséphine Lapointe. Union libre avec une institutrice belge, d’une famille d’universitaires. En février 1875, elle accouche d’une fille.
2 décembre 1875 : la fille unique de Vallès meurt à l’âge de 10 mois. « J’aimais mon enfant comme j’aurais voulu être aimé étant jeune. » Rupture avec l’institutrice.

1876 : commence à écrire L’Enfant.

1880 : retour en France après l’amnistie des communards. Il n’est plus pauvre (il dirige un journal à succès, dans le genre du Canard enchaîné). Il publie sa trilogie, bien accueillie par la critique. Vallès entame une amitié amoureuse platonique avec Caroline Rémy, 24 ans, femme d’un médecin.

1885 : mort de Jules Vallès, à 52 ans, de diabète (il avait un solide coup de fourchette et picolait pas mal). Ses dernières paroles, dans les bras de Caroline Rémy (Séverine) : « J’ai beaucoup souffert ».

Caroline Rémy, dite Séverine, par Auguste Renoir. Elle parvient à vaincre le machisme du vieux militant révolutionnaire, qui lui confie des responsabilités dans son journal. Après la mort de Vallès, elle collabore à la Cocarde, journal d’intellectuels favorables au général Boulanger. Elle rejoint ensuite La Fronde, journal féministe concret et transpartisan. Bien que partageant les préjugés de Vallès, elle défend l’innocence du capitaine Dreyfus. Pacifiste en 1914-1918, elle participe à la fondation du PCF.

Jules Vallès : derrière l’ado en rupture, un enfant maltraité ?

Ainsi, à l’occasion de la révolution de 1848, le jeune Vallès est-il sorti des rails et a entraîné à sa suite le reste de sa famille. L’élève brillant et potache du Lycée de Nantes, la famille respectable du 3 Quai de Richebourg cachaient quelque chose.

Quand, en 1845, la famille Vallès s’installe à Nantes, c’est pour prendre un nouveau départ. Dans cette métropole de 90 000 habitants, « on ne songe qu’à ramasser l’argent », observe Vallès dans une lettre de cette époque. Là, ils pourront tourner le dos aux années de galère, vécues à l’autre bout de la Loire, en Auvergne.

Les parents Vallès sont directement issus du monde rural de la micro-région du Puy-en-Velay. La patrie de Laurent Wauquiez, une Vendée des montagnes. Un peu comme Julien Sorel, Jean-Louis Vallès est un fils du peuple qui a accédé à l’enseignement classique pendant les années de la Restauration monarchique : les portes du secondaire étaient grandes ouvertes, il s’agissait de former en masse des curés pour refaire les pertes de la Révolution. Jean-Louis devient bachelier, une promotion sociale énorme, puisqu’il n’y a à l’époque qu’un millier de lauréats par an. Ne voulant pas être curé, il peut commencer une carrière dans l’enseignement secondaire, en débutant comme surveillant.

Cependant, Jean-Louis Vallès entre dans la vie avec une dette énorme sur le dos, car il a dû payer un remplaçant pour échapper au service militaire de 7 ans. En outre, à 22 ans, avant d’avoir une vraie situation, il se marie avec Julie Pascal, fille de paysans comme lui.
Celle-ci enchaîne les maternités, qui se terminent 5 fois par la mort du nourrisson en bas âge. Jules, né en 1832, et sa sœur sont les uniques rescapés.

Les revenus du père en début de carrière sont faibles, alors que des investissements en habits convenables et en livres sont nécessaires professionnellement. Le père, un bourreau de travail, cherche à faire bouillir la marmite : devenu professeur titulaire au bout de quelques années, il donne aussi des cours particuliers, tout en préparant l’agrégation (il l’obtiendra en 1846 à 39 ans, 10 ans avant son décès).

Dans sa tendre enfance, Jules Vallès a subi les conséquences des difficultés familiales :

  • les économies de bouts de chandelle, les sacrifices, la radinerie sordide ;
  • les humiliations sociales dans les établissements scolaires bourgeois, subies par lui-même ou par son père et qu’il faut encaisser sans broncher ;
  • des relations familiales marquées par le manque de fantaisie et de tendresse, totalement conditionnées par le projet éducatif parental : Jules doit réussir par l’instruction, le seul capital paternel…

Grosses bouffées d’air pour cet enfant sensible : la fréquentation des voisins et des cousins d’un niveau social inférieur, paysans et artisans du Velay. Un vrai contre-modèle familial, d’après la description de Vallès :

  • des enfants choyés, comme s’il fallait qu’ils profitent de leur innocence, avant les dures réalités de la vie adulte ;
  • une éthique de fierté, de force virile et d’utilité, qu’il associe à leur statut d’indépendants et de travailleurs manuels (et qu’il ne trouve pas chez son père) ;
  • le sens de la fête : ils dépensent sans se prendre la tête avec l’avenir. L’explication, Vallès l’aura de la bouche d’un ouvrier parisien en 1850 : l’avenir est imprévisible, la vieillesse sera de toute façon difficile, voire misérable, à moins que les liens familiaux ne soient solides et que les enfants ne prennent soin de leurs parents à leur tour…

Dans ce contraste, il y a là largement de quoi faire un révolté à vie. Mais il y a plus grave.

Sous pseudo, Vallès a raconté très tôt les malheurs de son enfance en les attribuant à des personnages : en 1861, dans les Lettres de Junius, parues en feuilleton dans Le Figaro ; en 1867, dans le Testament d’un blagueur et enfin à partir de 1876 dans la trilogie Jacques Vingtras. À chaque fois, le récit est plus détaillé et plus terrible.

C’est dans L’Enfant qu’il va le plus loin. À la première personne, il raconte qu’il a été un enfant battu, d’abord par sa mère, puis à l’approche de l’adolescence par son père, jusqu’à l’âge de 13 ans. C’est à Nantes seulement que les coups quasi quotidiens auraient cessé.

Vallès raconte avec des détails qui sont criants de vérité et des contradictions qui créent le doute. Et qui laissent ouvertes toutes les hypothèses, y compris celle d’une imposture. On se retrouve avec les mêmes interrogations que devant les récits d’enfance maltraitée qui ont défrayé la chronique récente : En finir avec Eddy Bellegueule (2014) d’Édouard Louis ou Orléans (2019) de Yann Moix.

Dans une lettre à Hector Malot, Vallès décrit les circonstances de l’écriture de L’Enfant :

« Par un hasard méchant, dans la maison voisine de la mienne, était un enfant martyr, que sa mère, une Anglaise, toujours ivre, frappait à tour de bras, et qui jetait d’horribles cris. C’est l’oreille pleine de ces clameurs du faible, le cœur gonflé par les sanglots du petit, que je travaillais à mon livre. Peut-être bien la colère contre la Londonienne infâme a-t-elle noirci et aigri mon encre ! »

Enora P.

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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