Javier Milei ou l’enivrante ivresse de soi-même

À Buenos Aires, les vents soufflent dru sur la Casa Rosada. Non pas les bourrasques du Rio de la Plata, la Sudestada ou les effluves de l’hiver austral, mais ce souffle invisible et corrosif qui monte dans les narines des puissants dès qu’ils se croient élus des dieux : la vanité. C’est le parfum âcre de la superbe, du vertige qui saisit les hommes, parfois brillants, quand la fortune leur sourit trop vite et trop fort. Et s’il est une pathologie politique propre aux climats républicains instables, c’est bien celle-là : le syndrome de la grosse tête.

Javier Milei, libertarien d’extrême-obédience, qui règne aujourd’hui sur l’Argentine avec le zèle exalté d’un moine-soldat de la dérégulation, semble avoir contracté ce mal étrange. Il avait commencé en prophète, il parle désormais en empereur. Aux succès électoraux de La Libertad Avanza, qui s’impose jusque dans la capitale — jadis bastion de la droite modérée et bon teint — s’ajoutent les victoires répétées chaque mois dans la lutte contre l’inflation, une pauvreté qui recule et une opinion publique qui, dans sa majorité, paraît lui donner quitus. Tout cela, dira-t-on, est digne d’éloges. Et pourtant, l’on devine dans cette ascension rapide un renflement de l’ego, une tentation de régner seul, sans garde-fou ni contre-pouvoir, dans un climat saturé de tension verbale et d’humiliations administrées à ciel ouvert.

Les signes ne manquent pas. L’on vit, lors du Te Deum du 25 mai, le président refuser ostensiblement de saluer Jorge Macri, maire de Buenos Aires et même sa propre vice-présidente, Victoria Villarruel, sous les voûtes de la cathédrale. Autrefois, le mépris se dissimulait dans le silence. Chez Milei, il s’exhibe. De même, l’on tolère mal chez lui la moindre contradiction : qu’un comédien aussi inoffensif que Ricardo Darín exprime des réserves sur la politique économique, et le voilà affublé du diminutif «Ricardito», moqué par les ministres et traîné sur les réseaux comme un cabotin déclassé. Même Dalma Maradona, fille du héros national, fut sommée de se taire lorsqu’elle osa critiquer une représentation numérique de son père en «Milei céleste».

Les vieilles façons, la courtoisie républicaine, la réserve de bon goût sont balayées comme poussière d’ancien régime. On dira que ce n’est là que théâtre, pantomime d’un président fantasque. On se tromperait. Car sous cette fureur d’apparat se déploie un projet, une logique, une stratégie de conquête. Il ne s’agit pas de réformer, mais de balayer. Non de convaincre, mais de vaincre. Milei ne veut pas une alternance, il veut une ère.

Son attitude révèle une mutation profonde : il ne cherche plus à séduire les centristes, encore moins à composer avec les conservateurs traditionnels,  ces gens d’urbanité de bon aloi et de sourcils froncés, qu’indisposent ses saillies contre les journalistes, ses mises en cause du système judiciaire ou ses propos injurieux envers ses alliés supposés. Qu’ils aillent au diable, semble-t-il dire, eux qui ont tant promis et si peu accompli. Car au fond, n’est-ce pas leur modération qui permit aux kirchnéristes de revenir au pouvoir ? La brutalité de Milei, si elle choque les rédacteurs en chef et les dames patronnesses de la droite civilisée, a au moins pour elle l’efficacité : elle coupe, tranche, impose.

Le philosophe allemand Ernst Niekisch, dont le national-bolchevisme dérangeait tant les centristes de Weimar, aurait pu dire que toute politique réellement transformatrice commence par un acte de rupture. Milei ne fait pas autre chose. Il brise le langage, pulvérise les formes, viole les codes, dans l’espoir de fonder un nouveau récit. Sa sœur Karina, que l’on surnomme désormais «le chef», a remis de l’ordre dans les factions en guerre. Le Pro de Mauricio Macri, naguère dominateur, est désormais à la remorque du président libertaire. Le parti s’est rendu sans condition. Les provinces se réorganisent. La jeunesse des «Fuerzas del Cielo», branche numérique et messianique du mileïsme, sera intégrée aux listes comme on verse des éléments radicaux dans une armée de conscrits. «

Cette consolidation est frappante. Les disputes internes sont tues d’un mot. Les triangulations deviennent triangles de fer. La realpolitik, que Milei feignait d’ignorer, devient pour lui un instrument de plus. Il manie désormais le pouvoir comme on manie une lame, sans trembler. Il ne s’épanche plus sur la «caste», il la recompose. Il ne fulmine plus contre Macri, il l’annexe. Il ne rejette plus les élections intermédiaires, il les prépare.

Ce durcissement a son revers. À la Casa Rosada, les journalistes sont tenus à distance, filtrés, surveillés, parfois humiliés. La presse critique n’est plus seulement moquée, elle est suspectée. L’appareil d’État, à travers son plan de renseignement, se permet de classer comme «sujets d’intérêt» ceux qui «manipulent l’opinion publique» ou «érodent la confiance dans les institutions». Les mots sont feutrés, le projet ne l’est pas. Il s’agit bien d’une surveillance politique d’inspiration orwellienne, sous le vernis d’une doctrine de la transparence.

Que cela plaise ou non, nous assistons, pour paraphraser Oswald Spengler, à l’hiver d’une forme politique. Le libéralisme parlementaire argentin, bavard et instable, se dissout dans la figure d’un César brun au verbe haut. La République se crispe et se durcit, non par passion autoritaire, mais par réaction immunitaire. Ceux qui croyaient pouvoir contenir Milei dans les formes du jeu institutionnel risquent d’en être pour leurs frais. Lui veut tout, et il le dit. Il veut tout, et il avance.

À ce jour, le peuple ne s’en plaint guère. Ce sont les élites qui grincent. Tant qu’il réduit l’inflation, tant qu’il éloigne le spectre de la pauvreté, tant qu’il incarne la revanche contre les incompétents de l’ancien monde, Milei demeure populaire. Ceux qui l’affrontent en invoquant les bonnes manières sont déjà morts politiquement. L’avenir dira s’il reste autre chose que l’hubris dans cette aventure. Mais nul ne pourra prétendre ne pas avoir vu venir la tempête.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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6 réponses à “Javier Milei ou l’enivrante ivresse de soi-même”

  1. louis dit :

    nous n’avons pas ce genre de personnalité politique et c’est bien dommage !

  2. Gaï de Ropraz dit :

    Le revirement de Balbino Katz m’étonne…

    Il m’avait habitué a bien plus de civilité, et bien moins de fausse cruauté.

  3. Brun dit :

    Certes M. Milei n’est pas un saint. Il n’empêche qu’avec sa trpnçonneuse, il a fait des réformes qui mettent aujourd’hui l’Argnbtine en position de retrouver une importance politique et économique que des dizaines d’années de dictature à allure socialiste avaient mis à mal.

  4. François Arondel dit :

    Ce type est un sociopathe et un psychopathe comme tous les libertariens, Ayn Rand, Murray Rothbart ou H.H. Hoppe. Le Royaume-Uni qui subit des politiques néolibérales depuis M.Thatcher, en paie aujourd’hui le prix. Le Royaume-Uni est en chute libre, plus rien ne fonctionne dans ce pays. De la même façon, les USA sont rincés, endettés à des hauteurs invraisemblables, 36000 milliards de dettes pour l’État fédéral et un total général des dettes de 200000 milliards (entreprises, états fédérés, comtés, cartes de crédit, prêts hypothécaires, prêts étudiants…..) après 45 ans de politique néolibérale. Même le Japon ne veut plus prêter d’argent à ce pays ruiné dans lequel les très riches n’ont jamais été aussi riches. Avec Milei, ce sera bien pire encore, mais il va falloir attendre encore un bout de temps pour se rendre compte de ce qu’est une politique néolibérale à la sauce libertarienne. Il est impossible de tirer des enseignements de valeur à ce jour. En 1985, tout le monde occidental admirait Reagan et Thatcher mais aujourd’hui on sait à quel point ces expériences furent calamiteuses.

  5. Moreau jean Pierre dit :

    le général Peron avait aussi la grosse tête, le pape François aussi et …Milei : c’est une maladie locale ????

  6. Raymond Neveu dit :

    Voir venir la tempête…normal don Balbino est chroniqueur des vents et des marées d’équinoxe! Il s’en passe des choses en Argentine à la place de Macri nous lui offrons Manolo Macro et qu’il le garde et n’hésite pas à le talocher!

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