Argentine. La solitude de la reine Christine

À près de 11 000 kilomètres des arcanes de la République française, l’Argentine s’apprête à vivre une séquence électorale d’une rare intensité, susceptible de bouleverser durablement l’équilibre politique d’un pays marqué depuis un siècle par les soubresauts du péronisme. Deux échéances majeures se profilent : les élections provinciales de septembre, d’abord, puis les élections générales du mois d’octobre, qui désigneront députés, sénateurs, gouverneurs et une partie du pouvoir exécutif. À la différence de la France, où les scrutins sont relativement synchronisés, l’Argentine connaît une forte autonomie provinciale, avec un système électoral fragmenté. Certaines provinces, notamment Buenos Aires, peuvent choisir d’avancer ou de différer leur propre scrutin, dans un subtil jeu d’anticipations et de calculs d’appareil.

Or, un premier coup de tonnerre s’est déjà produit lors des élections municipales dans la capitale autonome, Buenos Aires, en avril dernier. Javier Milei, président en fonction depuis décembre 2023, y a vu sa formation, La Libertad Avanza, remporter une victoire éclatante contre la coalition péroniste, précipitant une onde de choc dans les cercles traditionnels du pouvoir. Ce résultat, jusqu’alors impensable dans un bastion bourgeois certes rétif à la gauche, mais peu ouvert aux fantaisies doctrinaires, a été interprété comme le signe annonciateur d’un basculement plus vaste. Dès lors, les élections de septembre dans la province de Buenos Aires, centre de gravité démographique du pays, prennent une dimension presque eschatologique : si le péronisme y tombe, c’est toute une vision de la nation, sociale, centralisée, populiste, qui s’effondre.

La politique argentine, à défaut d’être prévisible, conserve une vertu dramatique que nos vieilles démocraties saturées ont depuis longtemps sacrifiée à l’autel de la gestion. On y meurt encore politiquement avec panache, entre messianisme populacier et trahisons en coulisses. Le dernier éditorial de Jorge Liotti dans La Nación, « Le péronisme présage la mère de toutes les défaites », en offre un témoignage lucide, presque cruel avec une certaine dose de Schadenfreude : le péronisme, ce vieux fauve idéologique, acculé, pressent non pas une défaite, mais « la mère de toutes les défaites ». L’expression n’est pas anodine. Elle suppose non seulement un revers électoral, mais une forme de collapsus historique, une perte d’essence, la fin d’un monde.

L’image initiale est saisissante. Liotti évoque une « armée démembrée », où la ligne de commandement est brisée, où l’on chuchote le mot d’« unité » comme on murmure une incantation à laquelle plus personne ne croit. L’ennemi, c’est la vague libertarienne de Javier Milei, qui a déjà fauché les bastions voisins et s’avance, en septembre, vers la province de Buenos Aires comme une bourrasque fatale. On ne lit pas, dans cet article, une analyse idéologique. C’est un récit de panique, de désarroi organique. Liotti, en bon libéral, n’épargne pas ses adversaires, mais il conserve une retenue élégante, presque compatissante. Il observe le tremblement d’un monde péroniste familier, comme on regarde un oncle malade, autrefois solide, aujourd’hui délirant.

Cristina Kirchner, cette Érinnye du Justicialisme tardif, se sait menacée jusque dans son dernier réduit : la troisième section électorale du Grand Buenos Aires. Elle y maintient une popularité suffisante pour espérer sauver la face. Ce serait, selon ses propres termes rapportés par Liotti, la « petite Gaule qui résiste encore à l’envahisseur romain ». On sourit de cette analogie importée d’Uderzo, tant elle traduit à merveille la logique de repli, presque de folklore, dans laquelle la vice-reine de l’Argentine s’est enfermée.

Ce qui frappe, à la lecture de Liotti, c’est la désarticulation totale du champ péroniste. On n’y parle plus d’alliances, mais de ressentiments. Axel Kicillof, gouverneur en disgrâce, est à couteaux tirés avec Máximo Kirchner, le fils de la reine Chritine. Les rancunes sont à vif, les calculs tactiques minés par les affects. Ce n’est plus une formation politique, c’est une tribu endeuillée, incapable de se recomposer autour d’un projet ou d’une figure.

La puissance du libertarisme mileiste réside précisément dans cette faille. Comme souvent dans les phases terminales d’un régime idéologique, la contestation ne surgit pas d’une alternative construite, mais d’un refus existentiel. Le peuple argentin, depuis trop longtemps habitué à l’irrationnel économique et à la misère programmée, suit désormais un homme qui n’incarne rien d’autre qu’un immense non. En cela, Milei ressemble à certaines figures de la Révolution conservatrice allemande. Il n’apporte pas une simple solution de gestion. Il propose une catharsis.

Liotti, non sans prudence, évoque un paradoxe : la stabilité apparente retrouvée grâce à Milei — inflation ralentie, autorité affirmée — s’obtient au prix d’une déstabilisation potentielle des deux Buenos Aires, cœur institutionnel du pays. C’est un équilibre négatif, un pouvoir centrifuge qui érode ses propres marges. D’aucuns y verraient, avec Ernst Niekisch, le symptôme d’un État qui, s’éloignant du peuple, devient sa propre caricature autoritaire.

Les alliances en cours avec les restes de l’ancien establishment (Mauricio Macri, les maires du PRO) ajoutent à cette impression de recomposition chaotique. Rien n’est stable, mais tout se transforme. Les querelles intestines au sein même de la mouvance présidentielle — entre Karina Milei, Caputo et Victoria Villarruel — suggèrent que le libertarisme n’a pas encore trouvé sa forme, ni son langage. Il n’est pas encore un vrai parti, c’est déjà une poussée tectonique.

Et c’est peut-être ce que Liotti, en chroniqueur madré, laisse entendre sous les apparences de l’analyse électorale. Le péronisme ne perd pas seulement une élection. Il assiste, impuissant, à la dissolution de son mythe fondateur : celui de l’unité populaire sous l’ombre tutélaire d’un État-providence fort, centralisé et protecteur. Lorsque Cristina s’inquiète de la représentativité électorale du conurbano, cette banlieue misérable qui étrangle Buenos Aires, elle ne défend pas des électeurs, elle défend une architecture mentale. Celle d’un monde où la fidélité se payait en subventions et où les idéaux s’énonçaient en slogans recyclés.

On aurait pu dire, avec Oswald Spengler, que le péronisme, autrefois civilisationnel, est devenu une culture morte. Il parle encore, mais il ne vit plus.

— Balbino Katz – Chroniqueur des vents et des marées

Photo : DR

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3 réponses à “Argentine. La solitude de la reine Christine”

  1. Gaï de Ropraz dit :

    Bravo Balbino !
    Encore et toujours une belle prose.
    Mais qui en France, en dehors des personnes qui voyagent et connaissent l’Argentine, comme toi ou moi, sont intéressées par ce qui se passe dans ce beau et grand Pays de l’Amerique Latine ?
    Tristesse, quand tu nous tiens …

  2. François Arondel dit :

    Les idées débiles des intellectuels de la Révolution conservatrice allemande ont abouti au nazisme; nous savons maintenant que les membres très raffinés des clubs intellos de la dite Révolution conservatrice, dont l’appellation a été créée après guerre par Armin Mohler,lequel s’était installé en Allemagne pour s’engager dans la Waffen SS et a été le secrétaire d’Ernst Jünger, ont presque tous fini par adhérer au parti nazi et, pour certains, à commander des Einsatzgruppen génocidaires. Le libertarianisme ne peut aboutir lui aussi qu’à des catastrophes parce qu’il n’est qu’un néolibéralisme ultra et nous savons maintenant à quel point le néolibéralisme est calamiteux . En cela, il ressemble à la Révolution conservatrice allemande.

  3. Luc Secret dit :

    « Il n’apporte pas une simple solution de gestion. »
    Oh que si, il veut sabrer dans l’administration et l’état.
    Les gens n’ont pas besoin d’être ‘gérés’, foutez-leur la paix !
    Mais je suppose que pour un étatiste convaincu, il n’y a pas de gestion sans état et calcul politique, tels que « un subtil jeu d’anticipations et de calculs d’appareil. »

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