Une madone et une mégère : fantasmes gauchistes sur la politique argentine

Depuis le rivage battu des vents de Cornouaille, où j’observe les flux et reflux des passions françaises comme on guette la mer au large, j’ai pris connaissance, ce lundi 9 juin, d’un singulier diptyque publié dans Libération, sous la plume de Samuel Ravier-Regnat. Deux portraits de femmes argentines, deux visions du monde, mais un seul prisme : la révérence pour l’une, la condescendance pour l’autre. Myriam Bregman, députée trotskiste, reçoit les honneurs d’un entretien complaisant, tandis que Victoria Villarruel, vice-présidente de la République, est esquissée à traits raides, lestée de soupçons et privée de nuance. À la première, l’on tend le micro avec respect ; à la seconde, on réserve le haussement d’épaule.

Le trotskisme en sabots vernis : retour de flamme d’un mirage révolutionnaire

Son premier opus, sobrement intitulé « Myriam Bregman, la députée argentine qui tient tête à Javier Milei », s’inscrit dans ce genre bien français qu’est le panégyrique d’importation, où l’on reconstruit à grands traits idéologiques une héroïne exogène, plus docile à nos projections qu’aux faits.

Myriam Bregman, pour mémoire, est issue de la frange la plus radicale de la gauche argentine, le Parti des Travailleurs Socialistes, lequel n’a jamais recueilli plus de 3 % des suffrages aux élections générales. Cela n’empêche nullement le journaliste de la présenter comme l’incarnation vibrante d’un peuple en colère, se dressant seule face à l’hydre « d’extrême droite » incarnée par le président Javier Milei.

Il n’est pas question ici de contester à cette militante le droit de défendre ses convictions. Encore faut-il les examiner. Le lecteur français, peu au fait des réalités argentines, risque d’avaler l’entretien comme on absorbe un sirop idéologique à l’étiquette rassurante. Or, la première gorgée est déjà falsifiée : Myriam Bregman y répète le mantra des « 30 000 disparus » de la dictature militaire, un chiffre brandi comme un talisman, mais dont l’origine propagandiste est désormais bien établie.

Ce nombre n’est pas issu d’un travail rigoureux d’enquête judiciaire, mais d’une construction symbolique. C’est un ancien militant des Montoneros, Luis Labraña, qui a reconnu publiquement avoir proposé ce chiffre dans les années 1970, afin de sensibiliser l’opinion internationale, notamment aux Pays-Bas, et de mobiliser les fonds nécessaires à la cause révolutionnaire. Le chiffre officiel établi par la CONADEP, commission présidée par Ernesto Sábato au retour de la démocratie, fait état de 8 961 cas documentés — chiffre qui inclut d’ailleurs des guérilleros morts au combat. Que Libération reprenne sans ciller la version la plus militante, sans mentionner la controverse historique, frise l’incantation.

Plus frappant encore est l’usage mécanique de l’étiquette « extrême droite » pour désigner Milei. Ce dernier, pour peu qu’on s’intéresse à ses écrits, à ses discours et à son corpus de référence, se situe dans la tradition libertarienne la plus orthodoxe. Il ne rêve pas de restaurer un ordre hiérarchique fondé sur l’autorité ou la nation, mais de démanteler l’État, de livrer l’économie à la seule loi du marché, et de réduire les fonctions régaliennes à leur plus simple expression. Il cite Hayek, Mises, Rothbard — autant de penseurs dont la gauche française ignore tout, mais qu’elle recouvre du même goudron sémantique que l’Action française ou les chemises noires. Comme l’aurait dit Carl Schmitt, le clivage ami-ennemi l’emporte sur toute analyse conceptuelle.

Dans l’entretien, Myriam Bregman déploie toute l’armature rhétorique d’un trotskisme d’université, où les catégories restent figées : le capital comme ennemi total, l’État comme machine oppressive, et le peuple comme sujet mythologique. Rien sur la dévastation budgétaire laissée par le kirchnérisme, rien sur l’effondrement de la monnaie, rien sur les retraites promises à ceux qui n’ont jamais cotisé. Le réel, pour elle, semble secondaire, comme pour toute religion politique. L’important, c’est de nommer les coupables.

Qu’un journal français fasse ainsi l’éloge d’une militante si marginale dans son propre pays révèle une chose : le besoin, presque pathologique, qu’a une certaine presse de projeter à l’étranger les figures tutélaires qu’elle ne parvient plus à incarner en France. L’Argentine devient, dans cette logique, un théâtre d’ombres idéales, où l’on peut encore faire vivre la Révolution comme on fait tourner une boîte à musique. Cette gauche française, privée de ses bastions ouvriers, en panne d’imaginaire, se tourne vers une députée à 2,7 % pour retrouver le frisson d’octobre, la mèche d’espoir qui palpite dans le lointain.

Ce tropisme exotique n’est pas nouveau. Déjà dans les années 1980, les revues comme Nouvelle École ou Éléments pointaient la fascination des intellectuels hexagonaux pour des figures importées : Che Guevara, Castro, Allende. Mais là où les gauches sud-américaines jouaient parfois leur peau, les commentateurs français ne risquaient que leur crédibilité. Aujourd’hui, ils ne risquent même plus cela. Le public auquel ils s’adressent est si docile, si convaincu d’avance, que l’énoncé tient lieu de démonstration.

Il n’est pas anodin que cet article paraisse dans une édition numérique, un jour sans papier. Le vent étant tombé, la mer est plate. C’est dans ces moments-là que les naufrageurs allument des feux sur les falaises.

Victoria Villarruel, l’oubliée de la Maison Rose

Parmi les nombreuses étrangetés que recèle la vie politique argentine, il en est une qui mérite notre attention — non pour son extravagance, mais pour ce qu’elle révèle de la tectonique profonde des idées, des fidélités et des fractures internes au camp du pouvoir. Dans son second article, Libération, esquisse, non sans perfidie, le portrait de la vice-présidente Victoria Villarruel que j’ai eu l’occasion de rencontrer en 2008. Signé aussi par Samuel Ravier Régnât, ce papier oscille entre reconnaissance du rôle qu’elle a joué dans l’ascension de Javier Milei et insinuations venimeuses sur son passé familial et ses engagements mémoriels.

L’auteur aurait pu, s’il avait voulu faire œuvre utile, retracer l’apport décisif de cette juriste de formation, née en 1975 dans une famille de tradition militaire, à la conquête du pouvoir par un président dont la seule notoriété, avant 2023, tenait à ses imprécations économiques lancées à la télévision. C’est elle, Victoria, qui ouvrit à Milei les portes d’un électorat conservateur jusque-là orphelin, enraciné dans les forces de l’ordre, les vétérans de la lutte anti-subversive, les milieux catholiques, les familles attachées à l’idée de nation, de hiérarchie, de continuité. C’est encore elle qui tissa des liens précieux avec l’étranger, notamment avec Vox en Espagne, et qui fit entendre dans un monde politique saturé de slogans égalitaires une autre musique, celle d’un patriotisme assumé, fondé sur la reconnaissance des souffrances causées par la guerre civile larvée des années 1970, où les crimes de l’extrême gauche ne furent pas moindres que ceux de la répression.

Cela, le journaliste le reconnaît du bout des lèvres, avant de retomber dans l’ornière familière des insinuations. Ainsi évoque-t-il les visites de Victoria à d’anciens officiers détenus pour crimes durant la dictature, sans préciser qu’il s’agissait alors d’un travail de recherche universitaire, et non d’une démarche d’allégeance. Ce procédé rappelle ces plumitifs de cour, toujours prêts à suggérer ce qu’ils n’osent affirmer, et à salir sans prendre le risque de l’accusation franche. Quant à la prétendue «minimisation» du nombre de disparus, l’auteur s’indigne que Victoria conteste le chiffre de 30 000, répété comme un mantra par les gardiens du temple kirchnériste, sans mentionner ici non plus que ce chiffre ne repose sur aucun fondement démographique rigoureux, et que même la CONADEP, commission officielle créée à la chute du régime militaire, en recensa moins de 9 000, incluant nombre de guérilleros morts les armes à la main.

Il est vrai que Victoria Villarruel n’use pas du mot «dictature» avec la même facilité que ses contempteurs. Elle parle de «guerre», comme le fit autrefois le cardinal Primatesta — pour désigner une période où les attentats à la bombe, les assassinats ciblés, les enlèvements d’enfants, et la subversion armée formaient la trame quotidienne de la vie argentine. On peut ne pas partager cette lecture, mais il faut une solide mauvaise foi pour l’accuser de «justifier» les exactions, là où elle s’emploie surtout à faire entendre les voix oubliées des veuves de militaires, des orphelins de policiers, des familles des civils déchiquetés dans les cafés par les bombes montoneras. Ce que Victoria appelle «mémoire complète», ses ennemis l’accusent de révisionnisme. Faut-il s’en étonner ? Dans tout pays livré aux ingénieurs de l’Histoire, la nuance devient trahison.

Ce qui frappe, aujourd’hui, c’est que Javier Milei, dans son obsession centralisatrice, préfère s’entourer de techniciens dociles plutôt que d’alliés solides. Il a décidé de marginaliser sa vice-présidente, au point de ne plus la saluer, pas même lors de cérémonies publiques. Certains y verront l’indice d’un conflit d’egos, d’autres la preuve que Milei ne comprend pas la nature du soutien qui l’a porté au pouvoir. En confiant la Sécurité à Patricia Bullrich et en retirant à Victoria toute influence sur la Défense, il a humilié celle qui représentait le dernier lien tangible entre son pouvoir personnel et une droite institutionnelle ancrée dans l’histoire nationale.

Pourtant, comme l’a rappelé récemment le sénateur Francisco Paoltroni, fidèle à Victoria, c’est elle qui maintient debout l’édifice parlementaire du gouvernement. C’est elle qui, au Sénat, a su faire adopter des textes malgré la minorité de La Libertad Avanza. Et c’est encore elle qui, par sa modération feutrée, empêche le «révisionnisme» qu’on lui reproche d’épouser de sombrer dans la caricature. On pourrait dire, en paraphrasant une pensée d’Ernst Jünger, qu’il y a des fidélités silencieuses qui, dans le tumulte des reniements, valent plus que cent discours. C’est à ce prix que la droite argentine survivra au libertarisme.

Javier Milei croit pouvoir se passer d’elle. Il se peut que l’avenir, en sa brutalité coutumière, lui enseigne combien cette erreur fut grande. La mémoire, disait un vieux proverbe espagnol, finit toujours par remonter à la surface, comme une épave à la dérive.

Qu’on me permette de conclure en esquissant une remarque que ne feront pas les chroniqueurs accrédités du boulevard Saint-Germain : ce traitement différentiel n’est pas fortuit, il obéit à une logique pavlovienne. La presse d’opinion hexagonale, lorsqu’elle traite de l’Amérique hispanique, opère non selon les faits mais selon les affinités idéologiques. La révolutionnaire de théâtre, pétrie de dialectique léniniste, trouve grâce à ses yeux ; la conservatrice enracinée, formée à l’école du réel, devient suspecte. Ce double article en est une parfaite illustration, presque scolaire : deux femmes, deux visions du monde, et une seule grille de lecture. Dans ce miroir français tendu à l’Argentine, ce n’est pas le Rio de la Plata qu’on aperçoit, mais le visage tordu de nos propres obsessions.

Balbino Katz — chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR

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Une réponse à “Une madone et une mégère : fantasmes gauchistes sur la politique argentine”

  1. Gaï de Ropraz dit :

    ou est mon commentaire ???????????

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