Elle enseigne depuis plus de quinze ans dans un collège public des Côtes-d’Armor, sur la côte. Claire (prénom modifié), professeure de Français, a décidé de parler. De dire tout haut ce que beaucoup de ses collègues vivent, en silence ou à huis clos. Une école qui explose de l’intérieur, des classes devenues ingérables, des élèves qui veulent apprendre laissés de côté, et des enseignants au bord de la rupture. Témoignage sans filtre.
Breizh-info.com : Pourquoi avez-vous accepté de témoigner aujourd’hui, alors que tant de vos collègues se taisent ?
Claire : Parce que franchement, je n’en peux plus. Et je sais que je ne suis pas la seule. On est beaucoup à tenir encore, mais avec la boule au ventre. J’aime mon métier, j’aime mes élèves, mais là, ce qu’on vit dans nos collèges, c’est devenu complètement fou. J’ai l’impression qu’on est en train de tout casser, que plus rien ne tient. Et ça ne choque plus personne. Si je parle, c’est pour les élèves qui veulent bosser, qui pourraient réussir, et qu’on est en train d’abandonner.
Breizh-info.com : Concrètement, que se passe-t-il dans vos classes ?
Claire : Ce n’est plus gérable. Avant, une classe, c’était 25-30 élèves, avec quelques petits bavards, des élèves plus faibles, mais globalement on avançait. Aujourd’hui, dans une classe de 25, j’ai parfois 6, 7, 8 élèves avec des profils très compliqués : autisme, TDAH, HPI, phobie scolaire, troubles du comportement… Et ça, c’est quand on a les diagnostics. Parfois il n’y a rien de posé, mais les troubles sont là. Certains hurlent dès qu’il y a un bruit, d’autres se lèvent, ne supportent pas la moindre remarque,font des crises d’angoisse. On doit s’adapter, sans formation, sans aide réelle. Et quand on a un AESH en classe, ce n’est pas toujours mieux : beaucoup ne sont pas formés, changent tout le temps. Bref, on est seuls.
Breizh-info.com : Et les autres élèves ?
Claire : Ils subissent. Ou ils lâchent l’affaire. Je vois des gamins sérieux, polis, qui veulent apprendre, et qui attendent que ça se passe. Je suis censée leur faire cours, mais je passe plus de la moitié de mon temps à calmer, à reformuler, à gérer des crises. Comment voulez-vous faire un cours sur les temps du passé si tous les deux paragraphes je dois m’interrompre pour gérer une angoisse ou une agitation ? Résultat : ceux qui veulent avancer ne peuvent plus. Ils stagnent, voire ils régressent.
Breizh-info.com : Vous parlez aussi d’une explosion des diagnostics. Que voulez-vous dire ?
Claire : Depuis quelques années, c’est l’avalanche. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de vrais cas. Bien sûr qu’il y en a. Mais là, on a des bilans psy qui tombent tout le temps, souvent faits en cabinet privé, parfois sur demande directe des parents, et ça finit toujours pareil : trouble du spectre autistique, HPI, TDAH, anxiété, etc. À chaque fois, ça déclenche un P.A.P. (plan d’accompagnement personnalisé), des aménagements à appliquer, des consignes à reformuler, des temps supplémentaires à accorder… Et tout ça, dans des classes où on est censés faire cours normalement. Mais quand vous avez un tiers de la classe avec des profils « particuliers », ce ne sont plus les exceptions. C’est devenu la norme.
Breizh-info.com : Vous doutez de la pertinence de certains de ces diagnostics ?
Claire : Je ne suis pas médecin, je ne me permettrai pas de juger le fond. Mais sur le terrain, je vois bien que ces étiquettes deviennent des excuses. Et parfois, oui, des passe-droits. Pire : des armes brandies contre nous. Des élèves qui refusent de faire un devoir parce qu’ils sont « HPI », des parents qui nous menacent parce qu’on a noté trop sévèrement leur enfant « TDAH », etc. On en arrive à une école où plus personne n’a les mêmes exigences, où on ne peut plus demander la même chose à tout le monde. Et c’est absurde. On nous parle d’inclusion, mais en réalité, onexclutceux qui n’ont pas de « profil » et qui voudraient juste apprendre dans le calme.
Breizh-info.com : Et les politiques de l’Éducation nationale ?
Claire : C’est du grand n’importe quoi. Ça change tout le temps. Des réformes tous les deux ans, parfois contradictoires. On ne parle plus d’instruction, mais de « compétences », d’ »évaluation bienveillante », de « climat scolaire », de « savoir-être »… Mais qui apprend encore sérieusement la grammaire, l’orthographe, la lecture exigeante ? Je récupère des élèves en 5e qui lisent à peine, qui ne comprennent pas un texte simple, qui ne savent pas conjuguer à l’imparfait, qui ne distinguent pas un COD d’un COI. En 3e, j’ai des élèves qui n’ont jamais entendu parler de la voix passive ou d’une subordonnée. Et ça ne choque plus personne.
Breizh-info.com : Vous parlez d’un effondrement ?
Claire : Oui. Total. On a troqué l’exigence pour la compassion. Le savoir pour la gestion. L’école n’instruit plus, elle accompagne. Elle se contente de faire passer tout le monde, de lisser les difficultés. On remplace les connaissances par du « vivre ensemble ». On forme des enseignants à l’égalité des émotions, mais pas à l’analyse grammaticale. Et dans la réalité des classes, c’est une catastrophe.
Breizh-info.com : Quel impact cela a sur vous personnellement ?
Claire : Je suis épuisée. Je dors mal, je suis souvent à fleur de peau. Et je ne suis pas la seule. Beaucoup de collègues partent en arrêt, en burn-out. Certains rêvent juste de partir à la retraite au plus vite. D’autres quittent l’enseignement, ou changent de voie. Et je ne parle même pas de ceux qui sont en REP ou en REP+ : moi, je suis dans un coin relativement calme. Eux, c’est pire. Pourtant, on reste là. Par attachement au métier, par respect pour les élèves. Mais on sent bien qu’on est méprisés, ignorés, abandonnés par l’institution. Tout le monde fait semblant que tout va bien.
Breizh-info.com : Est-ce que les familles sont conscientes de cette situation ?
Claire : Pas vraiment. Il y a des parents qui font confiance, qui pensent que l’école fonctionne comme avant. Ils ne se rendent pas compte qu’on ne fait plus de dictées, plus de conjugaison sérieuse, plus d’analyse de texte. Et puis il y a ceux qui revendiquent les aménagements, qui exigent, qui menacent. Et entre les deux, quelques parents lucides, mais souvent résignés, seuls. Ce n’est pas qu’ils ne veulent pas se battre, c’est qu’ils ne savent pas comment.
Breizh-info.com : Et vous, vous tenez encore. Pourquoi ?
Claire : Parce que j’aime transmettre. Parce que j’aime la langue française. Parce que j’ai encore des élèves curieux, motivés, polis, à qui j’ai envie de donner des clés. Mais je sens que je suis à bout. Si je parle aujourd’hui, c’est parce que je refuse de me taire pendant qu’on continue de saboter l’école. L’inclusion à tout prix, c’est une folie. Enseigner, ce n’est pas soigner. C’est transmettre. Et si on ne réagit pas maintenant, on n’aura bientôt plus que des « élèves à besoins particuliers »… et plus du tout d’école.
Propos recueillis par YV
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