Le fleuve Amour ne coule que dans un sens

Ce mardi matin là, au bar de l’Océan, au Guilvinec, la lumière avait la pureté laiteuse des fins d’été atlantiques. Je lisais Le Figaro, un café long devant moi, lorsque je fus tiré de ma lecture par une voix féminine. Une femme, que je savais sinisante et d’un jugement sûr, venait de remarquer sur l’exemplaire du Figaro que je tenais en main le titre d’un article sur les amours orientales de la Russie. Nous parlâmes, longuement, de Blagovechtchensk et d’Heihe, de la diplomatie du soja, de la puissance et du vide. Le fleuve Amour, à cet instant, me parut porter bien mal son nom.

Le texte d’Alain Barluet, bien renseigné et joliment écrit, s’attarde sur les faux-semblants de la nouvelle entente sino-russe. Tout semble couler de source : l’énergie sibérienne s’écoule vers l’Empire du Milieu, le téléphérique de l’amitié franchira bientôt le fleuve, et les pelmenis voisinent paisiblement les baozis. La Russie envoie du gaz, la Chine des touristes. On y trinque à l’entente cordiale en mangeant des raviolis. Et pourtant, tout sonne creux, comme un vieux samovar qui ne chante plus.

Les rapports géopolitiques ne sont pas une affaire de slogans, mais de géographie, de masses, de lignes de force. Ce que Mackinder nommait le heartland, cette plaque continentale de puissance, ne se partage pas sans heurts. De la frontière de l’Amour à celle de l’Himalaya, c’est le choc sourd des empires qui gronde, comme une houle sous la glace. La Chine et la Russie ont beau s’étreindre, elles ne s’aiment pas. Elles se testent. Elles se jaugent. Elles se craignent.

Il est de bon ton, aujourd’hui, de faire mine d’oublier que l’histoire fut tout autre. Du temps de l’empire mandchou, la Russie recula puis avança, conquérant par salves la Sibérie orientale, jusqu’au Pacifique. En 1858, l’Amour devint russe. Un acte, dira-t-on, de diplomatie impériale. Les Chinois, eux, n’ont rien oublié. Pas plus que les pogroms de 1900, ces massacres de civils jetés à l’eau par les cosaques, qui peuplent encore les musées d’Aïgoun. Ce que la Russie appelle « amitié », la Chine l’appelle patience. La rive droite attend.

La vérité, nue comme une steppe, est que la Russie ne pèse plus. Elle exporte son blé, son gaz, sa mémoire, et parfois ses femmes. Elle attend des crédits, des investissements, des signes. Elle quémande l’estime que la Chine ne donne pas. Car l’Empire du Milieu ne pactise qu’avec l’égal. Et Moscou, malgré ses postures, n’est plus qu’un vassal, utile mais interchangeable. On loue des téléphériques, mais ce sont des chaînes qui se tressent.

La géopolitique est une science tragique, non une morale appliquée. Karl Haushofer, Rudolf Kjellén, Mackinder, Thiriart, Brzezinski, tous l’ont montré : l’ordre du monde ne procède pas du droit, mais de la densité, de la continuité territoriale, des ressources et des flux. Qui détient l’axe eurasiatique gouverne le siècle. Or, aujourd’hui, la masse, le nombre, la technique, l’énergie vitale sont à Pékin. Pas à Moscou. Ce n’est pas une question d’intention, c’est une question d’inertie.

Je songe ici à ces paroles que j’attribuerais volontiers à Moeller van den Bruck, bien qu’il ne les ait jamais prononcées telles quelles : « Les peuples meurent comme les hommes, d’abord dans leur cœur, ensuite dans leur chair. » La Russie meurt dans son cœur. Elle a déjà cédé la fierté, l’orgueil, l’instinct de distance. Elle sourit à son suzerain, elle construit des ponts pour mieux se soumettre. Elle se livre au nombre.

On dira que j’exagère, que l’histoire est pleine de retournements, que la Russie reste une grande puissance. On ajoutera même, d’un ton rassurant, que les Chinois n’aiment pas le froid. On se racontera des balivernes pour ne pas voir l’essentiel : une civilisation affaiblie est une civilisation promise à l’effacement. Ce n’est pas une fatalité, c’est une loi.

Il faut être bien naïf pour croire que le déluge élève. Ceux-là mêmes qui ont prétendu que l’immigration n’était pas une submersion mais une richesse prétendent aujourd’hui que l’absorption d’un empire par un autre se ferait dans la joie du commerce et les vapeurs de raviolis vapeur. Ils veulent croire que l’histoire est une négociation. Elle est une pente.

Je songe aussi à Alexandre Douguine, que j’ai bien connu dans le passé, ce vieux mage de l’idéologie eurasiste, qui rêvait d’un continent unifié sous houlette russe, d’un axe Moscou-Téhéran-Pékin, d’un Empire alternatif à la mer anglo-saxonne. Douguine, l’héritier mystique de Carl Schmitt et d’Olier Mordrel, voyait dans la Russie la colonne vertébrale du continent. Il pensait l’Europe comme périphérie soumise, et la Chine comme partenaire stratégique.

Or voilà que cette Chine ne se laisse pas arrimer. Elle attend, sans hâte. Elle ne se lie pas, elle encercle. L’eurasisme de Douguine s’imaginait un mariage de force entre deux géants : ce sera un repas, et la Russie y tiendra le rôle du plat. L’idée même d’un projet géopolitique russe est en train de fondre comme la taïga sous les flux de capitaux chinois.

La réalité est têtue. L’Empire du Milieu renaît, la Russie décline. À terme, c’est l’un qui absorbera l’autre, non dans la brutalité militaire, mais dans le commerce, les contrats, l’endettement, la dépendance. Ce n’est pas un affrontement. C’est un effacement.

En reposant la plume, je pensais avoir tout dit. Et pourtant, me revient, obsédant, le souvenir de Daria, la fille d’Alexandre Douguine, dont l’anniversaire de la mort approche. Une étoile fugace dans le ciel d’Europe, grave et vive, toute de feu intérieur contenu. Elle croyait, comme son père, à l’existence tragique des peuples, à la souveraineté comme exigence métaphysique, à la Russie comme rempart contre le néant libéral. Elle portait en elle quelque chose de l’âme slave, une noblesse naturelle, une mélancolie presque christique. Sa mort brutale, une nuit d’août, dans le fracas d’une voiture piégée, fut pour moi un choc d’une violence inouïe. Depuis, chaque été me ramène ce deuil cruel. Non une douleur privée, mais celle, plus vaste, plus inexpiable, de voir l’Europe laisser assassiner ses âmes les plus hautes, sans un cri, sans un glas.

Et j’y ajoute une autre peine. Car, quoi qu’on en dise, je reconnais chez les jeunes tombés sous l’uniforme du régiment Azov, dans les décombres de Marioupol, la même ardeur vitale, la même fidélité au sol, la même ivresse de l’absolu que chez Daria. On les a dressé l’un contre l’autre, on les a enfermés dans des camps, des drapeaux, des récits contraires, mais ils venaient, tous, du même bois dur : celui des peuples qui veulent survivre debout. Ils avaient vingt ans, le sang vif, les idées trop grandes pour l’époque. Et les puissances qui nous gouvernent, de Bruxelles à Washington, n’ont pas bronché, laissant mourir ces jeunesses l’une contre l’autre, comme si cela était dans l’ordre des choses. Comme si un monde pouvait s’écrouler, à condition qu’il s’écroule sans bruit. Voilà ce qui me brise le cœur. Non la guerre en elle-même, que je tiens pour un destin. Mais cette guerre-ci, stérile, cruelle, où les derniers idéalistes d’un continent ont été sacrifiés pour rien, par des gens qui ne croient à rien.

Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées

Crédit photo : Wikipedia (cc)
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