« Je ne sais plus qui je suis » : le pédopsychiatre Thierry Delcourt alerte sur la fragilité identitaire des adolescents et jeunes adultes [Interview]

Dans son nouvel ouvrage Je ne sais plus qui je suis (Max Milo), le pédopsychiatre Thierry Delcourt alerte sur une évolution inquiétante des troubles psychiques chez les enfants, les adolescents et les jeunes adultes. Perte de repères, emprise du virtuel, fragilisation de l’autorité parentale, confusion identitaire : autant de symptômes d’une société en crise qui bouleversent la construction du « moi » et l’avenir des jeunes générations. Dans cet entretien, il revient sur les causes de ce malaise et sur les pistes pour y répondre.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire Je ne sais plus qui je suis ? Est-ce une inquiétude de pédopsychiatre ou une inquiétude citoyenne devant le monde qui change

Thierry Delcourt : Je dirais plutôt ma perplexité face à une évolution préoccupante des troubles psychiques chez les enfants, adolescents et adultes jeunes. Il ne s’agit pas que d’une augmentation de fréquence des troubles mais de leurs formes différentes qui touchent aux racines de leur identité. J’ai écrit 4 livres axés sur les enfants et les adolescents (« Je suis ado et j’appelle mon psy », « La fabrique des enfants anormaux », « Je ne veux plus aller à l’école » et aujourd’hui « je ne sais plus qui je suis » parus chez Max Milo) dans un but de prévention, d’éclairage des parents et professionnels afin de leur permettre de mieux répondre à leur désarroi face à la souffrance, à la violence et à la perte de repères des jeunes, pas tous heureusement, mais de plus en plus.

Breizh-info.com : Vous dites que l’identité est mise en souffrance aujourd’hui. Est-ce un phénomène nouveau, ou bien une intensification de ce que l’homme a toujours traversé

Thierry Delcourt : La construction de l’identité n’est pas une mince affaire. Elle fait intervenir de nombreux facteurs et donc, que ce soit source de souffrance n’est pas nouveau. Plus les repères et les conditions affectives, éducatives et sociales sont fragilisés, plus le risque est grand de déstabiliser cette construction. Il suffit de poser quelques questions sur l’évolution de notre société (qu’en est-il de la famille, qu’en est-il de l’autorité parentale, qu’en est-il des expériences de vie des jeunes) pour aboutir au constat d’une perte de repères qui touche autant les parents que les enfants. C’est la raison majeure de cette intensification d’une souffrance et d’un désarroi dans la quête d’identité.

Breizh-info.com : Vous avez travaillé avec de nombreux adolescents et jeunes adultes. Que révèlent leurs difficultés actuelles sur l’état de notre société ?

Thierry Delcourt : Une société en crise produit de la crise pour tous ; et plus les individus sont en crise, plus ils accentuent la crise de la société. C’est une spirale infernale dans laquelle sont emportées les jeunes générations. Les fractures sociales, les injustices, la radicalisation binaire des positions idéologiques, la succession de crises politiques et économiques touchent de plein fouet la façon dont les jeunes peuvent se projeter dans leur présent et leur avenir. D’autant que les parents et les enseignants n’ont pas tendance à les rassurer. C’est angoissant et souvent déprimant.

Breizh-info.com : Les réseaux sociaux et l’IA façonnent de nouveaux modèles d’existence. Qu’observez-vous chez les jeunes : une fragilisation psychique ou, parfois, des ressources inédites ?

Thierry Delcourt : Les réseaux sociaux, influenceurs, algorithmes et intelligence artificielle sont devenus un sujet d’actualité brûlant au regard de la façon dont les jeunes s’y sont plongés en réduisant de ce fait leur socialisation et leurs expériences concrètes de vie, nécessaires pour se forger une identité. Il ne s’agit pas de diaboliser ni de rejeter l’univers numérique et les bénéfices que cela apporte si on sait se l’approprier. Mais ce qui domine aujourd’hui relève de l’emprise, de la dépendance à des réseaux sociaux qui utilisent sciemment des algorithmes aliénants. Le rôle des parents (à supposer qu’eux-mêmes ne soient pas captifs de ces réseaux), le rôle des enseignants, des éducateurs et des médias est de contrer cette emprise pour ne garder que la dimension créative et productive de plus-value des univers numériques et virtuels.

Breizh-info.com : Vous posez la question « Allons-nous devenir virtuels ? ». Qu’entendez-vous par là ? L’identité numérique peut-elle supplanter l’identité réelle ?

Thierry Delcourt : Comment s’y retrouver lorsqu’on est seul face à une pression de contenus virtuels manipulés par l’intelligence artificielle ? Comment dans ces conditions accéder à un libre-arbitre, à une capacité critique et à un réel apprentissage de l’existence ? Si un jeune passe entre 4 et 8 heures par jour en boucle sur ses réseaux et vidéos, que va-t-il savoir du monde dans lequel il est censé vivre ? Je ne peux que constater dans ma pratique actuelle avec les jeunes sous emprise virtuelle, à une forme d’écrasement de l’imaginaire et du raisonnement personnel par cet imaginaire virtuel et ses croyances parfois délirantes. Cela les déstabilise gravement et les rend parfois incapables de s’y retrouver dans un monde déjà complexe où nous sommes censés vivre de façon autonome.

Breizh-info.com : Comment un adolescent peut-il encore construire un « moi solide » dans une société saturée d’images, de notifications et d’algorithmes ?

Thierry Delcourt : La seule réponse à cette question est l’éducation et l’exercice de l’autorité parentale, ce qui n’est pas synonyme d’autoritarisme. C’est le cadre nécessaire à poser pour bien construire l’identité du jeune et sa capacité d’autonomie et de responsabilisation. Mais il est de plus en plus difficile pour les parents de poser un cadre éducatif et de faire preuve d’autorité de peur de contrarier, voire de maltraiter leurs enfants. L’expérience concrète et l’apprentissage de la vie sous toutes ses formes sont les conditions pour contrer l’impérialisme des images et contenus virtuels. La vie sociale, le sport, les engagements associatifs et citoyens, les challenges et défis pour se réaliser… tout cela doit peser bien plus que les réseaux sociaux et les algorithmes pervers qui rendent captifs.

Breizh-info.com : La crise écologique, les guerres, la polarisation politique… Ces sujets globaux nourrissent-ils réellement l’angoisse identitaire des jeunes, ou est-ce une inquiétude plus « adulte » que les médias leur transmettent ?

Thierry Delcourt : La crise écologique, les guerres, la polarisation politique, la menace économique, l’absence de perspectives du futur touchent bien évidemment les jeunes mais d’une façon particulière, plus insidieuse que réellement consciente. Le plus souvent, il ne s’agit pas d’une réflexion élaborée mais des effets d’un climat délétère dans lequel ils baignent. À quoi s’ajoutent les fakes news, les délires complotistes qu’ils absorbent sans recul critique. Tout cela est source d’angoisse, de repli phobique sur soi, dans sa chambre face aux écrans. De plus, les parents eux-mêmes angoissés par la situation sociétale et environnementale, leur transmettent leurs inquiétudes.

Breizh-info.com : Vous évoquez les troubles liés au sexe. Est-ce selon vous un symptôme de cette quête identitaire plus fragile, ou une cause en soi de désorientation psychique ?

Thierry Delcourt : Il faut différencier deux niveaux : la pratique sexuelle et l’identité sexuée. Concernant la pratique, là encore l’accès libre aux contenus pornographiques a créé une découverte traumatique chez les très jeunes, avec des conséquences de repli, de passage à l’acte ou de violence dans ce qui devrait être une belle découverte intime, progressive et sans anticiper sur la maturité psychique. Concernant l’identité sexuée, un climat social de mise en cause de sa propre identité passe par le questionnement de son sexe de naissance. La trans-identité sur le mode « je suis né dans le mauvais corps » est de plus en plus fréquente et précoce, accentuée par le trans-activisme qui est très présent et prosélyte sur les réseaux sociaux. La quête identitaire d’un jeune risque alors de s’engouffrer dans le refus de son identité sexuée. Le mal-être normal d’un adolescent face à ce corps qui change, qui le dérange, qu’il rejette parfois, n’est pas synonyme de « je suis né dans le mauvais corps » mais signifie « je dois m’approprier mon corps qui n’est plus d’enfant. Il prend une autre forme et se manifeste autrement du fait de l’émergence de la pression hormonale ».

Breizh-info.com : Faut-il protéger les adolescents des nouvelles technologies, ou leur apprendre à les domestiquer ? Voyez-vous une différence entre les adolescents d’aujourd’hui et ceux que vous rencontriez il y a 20 ans dans votre cabinet ?

Thierry Delcourt : Protéger les enfants et adolescents des nouvelles technologies, ou plutôt des dérives de ces technologies, cela signifie les guider, contrôler leurs accès, leur apprendre à s’en servir et surtout à garder une capacité critique. Bref, ils doivent se les approprier et ne pas en être esclaves. C’est le problème crucial actuel. Cela ne veut pas dire qu’il est la cause de tous les maux, mais il pose une équation difficile à résoudre dans la construction de l’identité, la socialisation et le bien-être des enfants, adolescents et jeunes adultes.

Le recul dont je dispose, ayant soigné en 40 ans trois générations d’enfants et d’adolescents, me conduit à dire que la plupart vont assez bien, plus éveillés, plus ouverts dès le plus jeune âge. La parole s’est libérée et ils ne sont plus prisonniers d’un sentiment de culpabilité et d’une inhibition. Mais je constate aussi une régression dans les capacités d’attention, de concentration, d’effort et d’apprentissage chez les jeunes qui ne sont plus réellement guidés et éduqués par des parents occupés par leur vie intense et par eux-mêmes dans une déstabilisation de leur existence. Cette régression se joue aussi sur les troubles et les pathologies nouvelles des jeunes dans ce que l’on nomme états-limites et borderline avec des troubles de dissociation de la personnalité. À cela s’ajoutent les attaques du corps (scarification, anorexie auto-punitive et les tentatives de suicide). S’ajoutent aussi les passages à l’acte violents (attaques au couteau, cyberharcèlement,…). Les demandes de consultation pour des situations de plus en plus graves sont en expansion énorme. Il est difficile d’y répondre eu égard à la pénurie de pédopsychiatres et à la complexité des cas.

Breizh-info.com : Le retour aux racines (famille, culture, territoire) peut-il être une ressource pour préserver son identité face à l’uniformisation mondiale ?

Thierry Delcourt : Être enraciné ne veut pas dire se figer dans la tradition mais préserver une assise solide de son être inscrit dans une culture, dans un territoire et dans des repères familiaux dont on sait que s’ils viennent à manquer, une fragilité, voire une errance, rend l’existence précaire et difficile. Avoir des racines permet au contraire d’accueillir la modernité et les changements sans en être affecté outre mesure. L’identité prend sa consistance à condition que ces racines, cette assise de l’être ne l’empêchent pas de s’approprier son existence en la transformant, en l’adaptant à son pied.

Breizh-info.com : Vous écrivez que la question n’est pas « c’était mieux avant », mais « qu’est-ce qu’on fait avec la nouvelle donne ? ». Alors, quelles sont selon vous les priorités pour ne pas perdre pied ? Si vous aviez un message à transmettre aux parents et aux enseignants inquiets pour leurs enfants, quel serait-il ?

Thierry Delcourt : Oui, il faut faire avec la nouvelle donne mais sans se soumettre ni être sous emprise de tout ce qui peut nous manipuler et nous faire perdre notre singularité et notre esprit critique. La priorité est donc l’éducation qui prépare à la vie et qui éclaire l’enfant, tant sur ses capacités que sur sa détermination à « être quelqu’un » qu’il prend place dans une société où il est respecté. Si la part affective est importante (se sentir aimé), la part éducative l’est tout autant. Elle pose des limites, donne des repères, ce qui structure la personnalité de l’enfant. Parents, éducateurs, enseignants ne doivent pas craindre de dire non et d’imposer un cadre de vie, des frustrations, des efforts tant en ce qui concerne les règles sociales que les apprentissages sociaux et scolaires. C’est tout à fait possible de le réaliser sans avoir recours à la punition. Un système donnant/donnant permet de faire respecter les exigences d’une éducation cohérente sur un mode positif et valorisant. En effet, il est indispensable de préserver la créativité et la singularité de l’enfant. C’est la condition pour qu’il construise son identité propre, solide et autonome, pour qu’il réussisse sa vie au sens de s’épanouir à tous niveaux : intellectuellement, socialement, affectivement.

Si un enfant, un adolescent perd pied (anxiété, repli, agressivité débordante, bizarrerie…), il ne faut jamais banaliser. Cela ne veut pas dire se précipiter chez le psy mais créer l’opportunité de l’écouter réellement, c’est-à-dire accepter d’entendre ce que dit l’enfant sans le bombarder de questions auxquelles, de toute façon, il ne répondra pas. Il ne s’agit pas de le rassurer ou de lui faire la morale, encore moins de minimiser son mal-être. Être parent, c’est accepter d’entendre la souffrance de son enfant même si on ne la comprend pas, sans la juger ni le juger. C’est aussi se souvenir de sa propre enfance et garder en tête qu’un jeune est imprévisible dans ses réactions, y compris des passages à l’acte qu’il regrettera peut-être aussitôt, à moins qu’il ne soit trop tard. Il ne s’agit pas de dramatiser mais de rester attentif, de l’accompagner dans un moment difficile.

Photo : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine.. 

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