Fouad Khoury Helou : « La partition du Liban entre chrétiens, sunnites et chiites est une boîte de Pandore régionale » [Interview]

Comment un pays minuscule, à la population désormais minoritaire sur son propre sol, peut-il encore tenir debout ? Comment un État gangrené par la corruption, paralysé par le confessionnalisme et rongé par les ingérences étrangères réussit-il à survivre malgré tout ? Telles sont les questions brûlantes auxquelles répond Liban, État de survie, le dernier ouvrage de Fouad Khoury Helou, directeur du quotidien francophone L’Orient-Le Jour, voix influente du Liban francophone.

Dans cet essai lucide et percutant, l’auteur retrace deux siècles d’histoire sanglante, de décisions politiques calamiteuses et d’opportunités manquées. Il montre comment le Liban, naguère bastion du pluralisme et du raffinement culturel au Proche-Orient, est devenu le théâtre d’une guerre froide régionale entre l’Iran et Israël, d’une invasion démographique silencieuse provoquée par l’exil syrien, et d’une désintégration rampante des structures étatiques.

Mais Khoury Helou ne se contente pas de dresser un constat implacable. Il propose aussi des pistes de sortie de crise, refusant aussi bien les illusions du fédéralisme que les mirages de la partition, pour esquisser les contours d’un Liban réformé, reconstruit sur les bases du mérite et de la citoyenneté plutôt que sur celles des appartenances communautaires.

Nous avons voulu, dans cet entretien, approfondir avec lui les thèses de son livre, interroger les erreurs du passé, mais aussi sonder les perspectives d’un pays qui, malgré tout, refuse de mourir.

Breizh-info.com : Vous décrivez le Liban comme « l’État failli le plus réussi du XXIe siècle ». Peut-on vraiment parler de réussite lorsque l’État ne garantit plus les fonctions régaliennes de base ?

Fouad Khoury Helou : Il s’agit là d’une expression ironique, au sens où les libanais sont un peuple qui réussit souvent au plan individuel, par exemple dans le domaine des affaires, la culture, l’éducation, la médecine, voire la cuisine libanaise qui est connue partout dans le monde. Et pourtant, au plan collectif, l’échec est patent, en particulier en politique. S’il existe bel et bien au Liban une société civile active et dynamique, la faiblesse est évidente au niveau de la construction de l’état, qui a été depuis des années, à bien des égards, un état failli, avec des administrations en déliquescence.

Breizh-info.com : Votre livre évoque une chronologie longue de deux siècles de violences. Quelles sont, selon vous, les trois erreurs politiques historiques les plus déterminantes qui ont conduit à l’effondrement actuel ?

Fouad Khoury Helou : Il en existe beaucoup, mais s’il fallait en nommer trois, ce serait d’abord l’abandon au dux-neuvième siècle de l’institution politique de l’émirat (le « prince » du Liban), qui transcendait les clivages confessionnels, pour la remplacer justement par un système de quotas communautaires qui est très clivant, et qui a institutionnalisé la division interne sur base religieuse, dont le pays pâtit encore aujourd’hui. On aurait pu évoluer vers une démocratie parlementaire tout en conservant le symbole de l’émirat, comme dans bien des pays (la Grande-Bretagne, le Japon) qui sont des monarchies constitutionnelles. Mais les choses se passèrent autrement.

Une deuxième erreur serait la fixation des frontières du Liban en 1920 en élargissant le « petit » Liban, qui est devenu « l’État du Grand-Liban », en mêlant des populations très différentes et qui ne voulaient pas nécessairement « faire nation ».

Enfin une troisième erreur correspondrait sans doute à l’Accord du Caire de 1969, par lequel le Liban a abandonné sa souveraineté en donnant aux formations armées palestiniennes la latitude d’opérer contre Israël à partir du sud du Liban, ce qui a entraîné un cycle de représailles dont le Liban pâtit encore aujourd’hui, cinquante-cinq ans plus tard, et qui a précipité la guerre.

Breizh-info.com : L’ingérence étrangère est un thème récurrent : y a-t-il, à vos yeux, un acteur extérieur dont la responsabilité est plus lourde que les autres dans la faillite libanaise ?

Fouad Khoury Helou : Il y en a plusieurs, mais la Syrie d’Hafez el-Assad (père de Bachar el-Assad) a joué un rôle essentiel dans la guerre du Liban. Le régime d’Assad a attisé les flammes, semé la division, et a envoyé son armée au Liban où elle a fait régner la terreur de 1976 à 2005. Il a beaucoup profité de la domination qu’il a exercé sur le Liban pendant des décennies pour se maintenir lui-même au pouvoir en Syrie.

Breizh-info.com : Le Hezbollah est aujourd’hui perçu comme un État dans l’État. Est-il encore possible d’imaginer un avenir libanais sans son influence dominante, ou faut-il l’intégrer à une nouvelle architecture politique ?

Fouad Khoury Helou : Il y a deux manières de voir le Hezbollah. La première est de le considérer comme un pion entre les mains de l’Iran, et cela doit cesser, pour que le Liban puisse retrouver la stabilité. Et la deuxième est de considérer le Hezbollah, et plus généralement la communauté chiite libanaise, comme une partie intégrante du peuple libanais. Or les chiites, en sus du conflit avec Israël, ont également une conscience collective marquée par le sentiment d’être des « déshérités », d’abord parce que l’état libanais les a longtemps délaissés, et ensuite parce que l’empire ottoman, d’obédience musulmane sunnite, et qui avait auparavant dominé la région pendant quatre siècles, considérait les musulmans chiites comme des hérétiques, et les cantonnait dans un rôle subalterne. En ce sens, il faut une architecture politique où les chiites sentiront que leurs droits sont reconnus et garantis, et où ils n’ont plus besoin de défendre ces droits en portant les armes, que ce soit à travers le Hezbollah ou de n’importe quelle autre manière.

Breizh-info.com : Le Liban est devenu l’un des épicentres de l’affrontement entre Israël et l’Iran. Le pays peut-il survivre en étant l’otage de cet affrontement ?

Fouad Khoury Helou : Si l’affrontement se poursuit sur le terrain libanais, le pays pourra difficilement s’en remettre, et encore moins se reconstruire. Il faut donc absolument une implication de la communauté internationale, les Etats-Unis, l’Europe, la France pour stabiliser le pays et le garder à l’écart d’un tel conflit.

Breizh-info.com : Vous évoquez la présence massive des réfugiés syriens. Quelles sont les conséquences sociales, économiques et politiques concrètes de cette situation sur la stabilité du pays ?

Fouad Khoury Helou : Les syriens constituent aujourd’hui près de la moitié de la population libanaise, c’est comme s’il y avait en France trente millions de nouveaux réfugiés. Le poids est considérable, et, selon certaines estimations, la présence des réfugiés syriens aurait coûté au Liban plusieurs dizaines de milliards de dollars, du fait notamment de l’usure des infrastructures, de la consommation d’énergie et d’électricité, et du manque à gagner dû à la concurrence envers les libanais de la main-d’œuvre syrienne à bas coût. Rapporté à la taille de l’économie, c’est comme si la France avait supporté un surcoût de plusieurs milliers de milliards d’euros (l’équivalent de cinq à dix fois le budget annuel de l’État français). Cela dit, le Liban a aussi reçu des aides internationales pour soutenir les réfugiés.

La véritable question est en réalité pour le futur : si cette masse de réfugiés reste au Liban sur le long terme, le paysage social, communautaire et politique en sera radicalement affecté, et le pays risque de voir son identité se modifier à terme.

Breizh-info.com : Comment interprétez-vous le rôle toujours actif de la France au Liban ? Est-il utile, symbolique ou contre-productif ?

Fouad Khoury Helou : La France demeure un acteur diplomatique majeur, qui dialogue avec quasiment tous les intervenants. Mais ce sont les Etats-Unis qui détiennent le pouvoir de faire basculer les choses sur le plan militaire. Pour être efficace, le rôle de la France doit donc souvent s’inscrire en continuité avec l’action des Etats-Unis (même si la position française peut être plus nuancée). Par ailleurs, la France a toujours au Liban un poids économique, éducatif et culturel considérable.

Breizh-info.com : Peut-on encore parler d’un « Liban chrétien » ? Quel est aujourd’hui le rôle – politique, culturel, identitaire – des chrétiens dans l’équation libanaise ?

Fouad Khoury Helou : Les chrétiens sont la raison essentielle pour laquelle le Liban moderne existe dans sa forme actuelle (dessinée par le mandat français en 1920). Ils jouent un rôle économique et culturel important. D’un autre côté, la longue guerre libanaise et ses conséquences les a profondément affectés, et ils ont failli y perdre une partie importante de leur rôle politique.

En réalité, si les chrétiens, aujourd’hui minoritaires au plan démographique dans l’ensemble du pays, conservent un rôle politique, c’est parce que l’islam libanais, dans l’ensemble majoritaire, est lui-même divisé en communautés rivales, dont les sunnites et les chiites. Cette scission générale fait que toutes les communautés ont aujourd’hui, au Liban, le statut de minoritaires, les chrétiens comme les autres.

Il n’y a donc pas de « Liban chrétien », mais il reste par contre certaines zones du pays où les chrétiens demeurent encore relativement majoritaires.

Breizh-info.com : Vous évoquez des scénarios pour sortir de la crise. Lequel vous semble le plus réaliste dans les cinq prochaines années ? Une partition du pays, une refondation institutionnelle, ou une réforme fédérale ?

Fouad Khoury Helou : La partition du Liban entre chrétiens, sunnites et chiites est une boîte de Pandore régionale, c’est le pire des scénarios. Car elle appellerait la partition de la Syrie voisine, selon les mêmes lignes religieuses et communautaires, voire celle de l’Irak, ce qui entraînerait, de proche en proche, le risque de partition de toute la région, la Turquie et l’Iran par exemple étant eux-mêmes des mosaïques communautaires avec pas plus de 60% de turcs sunnites ou de perses chiites (respectivement), et le reste formé de communautés hétérodoxes ou d’ethnies différentes (kurdes, alévis, azéris, baloutches, arméniens et autres). Or l’effondrement de toute cette mosaïque régionale la rendrait incontrôlable, et les premières à en souffrir seraient justement les petites minorités qui seraient balayées.

Le fédéralisme communautaire au Liban n’est pas non plus une solution car il créerait des micro-états à base confessionnelle qui nourriraient une animosité permanente les uns envers les autres, et serait source d’instabilité récurrente.

Le scénario le plus souhaitable serait celui d’une évolution institutionnelle, de manière à réduire le rôle de la religion au « centre » et à le reléguer à la « périphérie ». En d’autres termes, cela consisterait à réduire le rôle des quotas confessionnels dans la machine administrative et étatique, pour mettre en avant le concept de mérite et d’efficacité. On créerait de même une chambre bicamérale, avec une assemblée parlementaire élue sans quotas communautaires, pour mettre en avant le concept de citoyenneté, et un sénat élu avec des quotas communautaires, qui ferait office de garde-fou pour un temps plus ou moins long, le temps que les mentalités évoluent.

Enfin on complèterait cela par une forme de décentralisation administrative poussée qui permettrait aux régions d’exprimer leur identité communautaire, de manière apaisée, et selon un découpage géographique naturel et non pas uniquement confessionnel.

Tout cela est prévu dans l’Accord de Taëf de 1989 ainsi que les discussions parallèles qui ont eu lieu à l’époque entre les acteurs politiques libanais, mais qui ne se sont jamais encore traduites en réalité. Il faut espérer que ces réformes aboutissent pour rendre au pays la stabilité et le faire évoluer vers l’avenir de manière sereine.

Propos recueillis par YV

Illustration : DR
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2 réponses à “Fouad Khoury Helou : « La partition du Liban entre chrétiens, sunnites et chiites est une boîte de Pandore régionale » [Interview]”

  1. Loïc Letallec dit :

    Il est à craindre que la France subisse le même sort que le Liban. Les communautés ne se mélangent pas. A partir du moment où les chrétiens sont minoritaires le danger s’accroit pour ces derniers. La tolérance n’existe pas plus au Liban qu’ en France ou ailleurs. Le vivre ensemble est utopique. En France, Charles de Gaulle avait déjà, en son temps, les mots pour cela. rien n’a changé dans cette approche réaliste. Le face à face prédit par feu Gérard Collomb, ministre de l’intérieur concernant la France, se profile à l’horizon. Suffit d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. L’exil vers des cieux aux valeurs traditionnelles chrétiennes solidement ancrées intéresse de plus en plus nos jeunes gens, à l’image des protagonistes d’un récit bien romantique « les corps indécents ». Que peut-on attendre d’un pays où l’on caillasse la police, où la drogue fait des ravages, où la racaille prospère, où les libertés sont bridées, où la pauvreté s’installe durablement ?

  2. patphil dit :

    pendant des années on nous a répété l’exemple du liban où les politiques étaient choisi avec quota religieux (et la suisse avec plusieurs langues) ben ça marche jamais

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