Frédéric Saillot : « L’Allemagne a joué un rôle essentiel dans le démantèlement de la Yougoslavie » – Interview

Trente ans après la signature des accords de Dayton, le spectre de la guerre hante à nouveau les Balkans. Dans La fin de la Yougoslavie 1991-1999, vraies causes et conséquences des guerres des Balkans, paru chez L’Artilleur, le journaliste Frédéric Saillot démonte les récits dominants sur les conflits qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie. Il pointe la responsabilité des puissances occidentales – Allemagne, États-Unis, OTAN – dans le chaos actuel, et dénonce la marginalisation systématique des Serbes, au Kosovo comme en Bosnie-Herzégovine.

Dans cet entretien accordé à breizh info, il alerte sur les conséquences de l’unilatéralisme occidental et le risque d’un embrasement régional sur fond de tensions ethniques et d’instrumentalisation du droit international.

Breizh-info.com : Trente ans après les accords de Dayton, la Bosnie-Herzégovine est plus fragmentée que jamais, et le Kosovo au bord de l’embrasement. Que reste-t-il réellement de ces accords censés avoir apporté la paix ?

Frédéric Saillot : Les accords de Dayton sont un traité de paix entre les parties en conflit et définissent les institutions et la constitution de Bosnie-Herzégovine, laquelle est constituée de deux entités : la Fédération de Bosnie-et-Herzégovine (anciennement dénommée Fédération croato-musulmane au moment de sa création par les Etats-Unis en 1994) et la Republika Srpska, qui possèdent chacune leur propre constitution. Les difficultés actuelles proviennent des pouvoirs attribués au haut représentant international chargé de superviser la mise en oeuvre et le respect de ces accords après leur signature, ainsi que sur le mode de nomination de ce dernier. 

Un « Conseil de mise en oeuvre de la paix » (« Peace Implementation Council ») composé de 55 pays et dirigé par un comité directeur (« Steering Board ») constitué des membres du G8 (dont est exclue actuellement la Fédération de Russie), de la présidence de l’Union européenne, de la Commission européenne et de l’Organisation de la conférence islamique, a en effet renforcé les pouvoirs du haut représentant lors de sa réunion à Bonn les 9 et 10 décembre 1997, et notamment la possibilité de révoquer des fonctionnaires ou des élus qui seraient considérés comme « étant en violation des engagements juridiques pris dans le cadre de l’accord de paix ou des conditions de sa mise en oeuvre ». 

Le problème est que ce PIC, institué les 8 et 9 décembre 1995 à Londres, agit hors des accords de Dayton, conclus le 21 novembre 1995, qui ne le mentionnent pas, lesquels disposent que « le haut représentant est nommé conformément aux résolutions pertinentes du Conseil de sécurité de l’ONU ». Or l’actuel haut représentant, l’Allemand (ex-ministre CSU) Christian Schmidt, n’a été désigné que par le PIC, où la règle d’unanimité n’a pas cours, il est donc considéré comme illégitime par les dirigeants de la Republika Srpska et ses soutiens internationaux. 

La crise actuelle a été causée par la volonté de Schmidt de nationaliser les terres de la Republika Srpska au profit de l’Etat central, à quoi s’est opposé le président élu de la Republika Srpska, Milorad Dodik, entraînant son inculpation, sa condamnation et sa destitution. Des élections présidentielles ont donc eu lieu le 23 novembre dernier, qui ont conduit à l’élection de Sinisa Karan, un proche de Dodik.    

Concernant le Kosovo, il a été exclu des accords de Dayton. Suite à l’intervention de l’OTAN en 1999, un accord de cessez-le feu a été signé à Kumanovo le 9 juin 1999, et la résolution 1244 du CS de l’ONU a défini les missions de la KFOR (Kosovo Force de l’OTAN) et de l’UNMIK (United Nations Mission in Kosovo), constituant « une administration intérimaire dans le cadre de laquelle la population du Kosovo pourra jouir d’une autonomie substantielle au sein de la République fédérale de Yougoslavie (aujourd’hui Serbie), et qui assurera une administration transitoire de même que la mise en place et la supervision des institutions d’auto-administration démocratiques provisoires nécessaires pour que tous les habitants du Kosovo puissent vivre en paix et dans des conditions normales ». L’on peut donc dire que la déclaration unilatérale d’indépendance prise par le parlement de Pristina le 17 février 2008 l’a été en violation de la résolution 1244 de l’ONU, et n’est pas reconnue par 92 Etats, dont 5 Etats de l’UE. De même que la suppression des institutions serbes au Kosovo par l’actuel premier ministre sortant Albin Kurti, et son refus d’instituer l’Association des municipalités à majorité serbe du Kosovo viole la 1244 et les accords de Bruxelles de 2013.    

 Breizh-info.com : Dans votre livre, vous insistez sur les responsabilités multiples dans le déclenchement des guerres balkaniques. Pourquoi ce récit équilibré est-il encore si peu audible dans les médias occidentaux ?

Frédéric Saillot : Espérons que mon livre trouvera une audience dans les médias et incitera à la réflexion ! Toute la difficulté réside dans la capacité d’autocritique des responsables internationaux, qui pourrait permettre de faire baisser les tensions actuelles.  

 Breizh-info.com : Quel rôle l’Allemagne a-t-elle joué dans l’accélération du démantèlement de la Yougoslavie ? Peut-on parler d’une stratégie consciente ou d’une naïveté diplomatique ?

Frédéric Saillot : L’Allemagne a joué un rôle essentiel dans le démantèlement de la Yougoslavie, dans la continuité historique de la politique germanique (Autriche-Hongrie, IIème et IIIème Reich) dans les Balkans. Cela a fait l’objet de discussions parfois tendues entre le président Mitterrand et le chancelier Kohl évoquées dans mon livre. L’Allemagne, après avoir aidé économiquement et militairement la Croatie, en reconnaissant son indépendance le 23 décembre 1991, a forcé la reconnaissance de son indépendance par ses partenaires de la Communauté économique européenne le 15 janvier 1992. Mitterrand, conscient qu’il fallait au préalable régler le statut de la minorité serbe, n’a pu s’y opposer, car cela aurait pu contrarier la réalisation de l’accord de Maastricht sur le traité d’Union européenne qui venait d’être signé les 9 et 10 décembre 1991. Je ne pense pas que l’on puisse parler de naïveté dans la défense par l’Allemagne de ses intérêts nationaux. L’indépendance de la Croatie a déclenché celle de la Bosnie, et les guerres qui s’ensuivirent. 

Breizh-info.com : Vous soulignez l’intervention décisive des États-Unis à partir de 1994-1995. Quel intérêt stratégique poursuivaient-ils dans cette région ?

Frédéric Saillot :  Je souligne le rôle du diplomate Richard Holbrooke, qui fut alors nommé directeur pour l’Europe et le Canada du secrétariat d’Etat. Dès 92 il a promu une politique de « lift and strike » (« levée » de l’embargo sur les armes en faveur des Musulmans bosniaques et « frappe » des Bosno-Serbes) au moment de l’élection de Clinton, qui va conduire aux bombardements de 1995 et à l’imposition par la force des accords de Dayton. Il s’agissait, après la fin de l’équilibre entre les deux blocs de la guerre froide, d’affirmer la suprématie américaine en Europe et dans le monde, dans une région qui n’avait pas été dans la zone d’influence soviétique.   

Breizh-info.com : Aujourd’hui, la présence de troupes américaines et de l’OTAN en Bosnie et au Kosovo est toujours effective. Peut-on dire que la paix repose désormais sur une tutelle étrangère ?

Frédéric Saillot : L’OTAN n’est plus déployée en Bosnie depuis 2004 où elle a été remplacée par une force auropéenne, l’Eufor. L’Armée de la Republika Srspka a été intégrée en 2003 dans les Forces armées de Bosnie-Herzégovine. Au Kosovo, où la KFOR reste déployée, elle continue à « assurer un environnement sûr et sécurisé et de garantir la liberté de mouvement » conformément à la 1244.   

Breizh-info.com : Comment expliquer que les communautés serbes, à la fois en Bosnie (République serbe de Bosnie) et au Kosovo, soient toujours traitées avec méfiance, voire hostilité, par les institutions internationales ?

Frédéric Saillot : A priori ces institutions se doivent d’observer une neutralité à l’égard des différentes communautés. Il n’en est pas toujours de même pour les fonctionnaires de ces institutions. Différents facteurs peuvent intervenir : un parti pris idéologique, l’ignorance de l’histoire des Balkans, et l’exclusivité des crimes de guerre attribués aux seuls Serbes. La distance en général observée par les Occidentaux de culture catholique ou protestante à l’égard des Slaves de culture orthodoxe a sans doute également joué un rôle.  

Breizh-info.com : Le conflit en Ukraine ravive-t-il les tensions dans les Balkans ? Peut-on craindre un embrasement régional sur fond d’affrontement entre blocs ?

Frédéric Saillot : D’après ce que j’ai pu observer, la guerre en Ukraine n’a pas d’incidence sur les tensions dans les Balkans. La Serbie cherche à conduire une politique extérieure multi-vectorielle, mais compte cependant sur la Fédération de Russie et la République populaire de Chine pour garantir le maintien de la 1244. Par contre, la guerre en Ukraine est utilisée par la propagande albanaise, qui traite régulièrement les Serbes de marionnettes de Moscou et les présente comme une menace pour la paix dans les Balkans, un refrain constamment repris par Kurti et la présidente Osmani.

 Breizh-info.com : Que penser du traitement judiciaire réservé aux protagonistes des guerres balkaniques, notamment par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ? Une justice équitable ou à géométrie variable ?

Frédéric Saillot : Il s’agit sans aucun doute d’une justice à géométrie variable. L’acquittement de Naser Oric, le mafieux qui dirigeait les forces musulmanes à Srebrenica, perpétrant des massacres dans de nombreux villages des environs avant de laisser la place sans défense lors de l’offensive bosno-serbe du printemps 1995, en est un exemple.

Je n’ai travaillé que sur quelques extraits des audiences du TPIY,  a priori les formes y étaient plutôt respectées. Milosevic par exemple a pu mener une défense efficace sur le cas de Racak, massacre attribué aux forces serbes en janvier 1999, au cours des audiences dont j’ai cité des extraits dans mon livre intitulé « Racak« , publié chez L’Harmattan en 2010. Dans celui-ci cependant, je cite le témoignage décisif qu’aurait dû apporter Momir Bulatovic, l’ancien président du Montenegro, au procès de Milosevic le 14 mars 2006, démontant les charges portées contre ce dernier sur le conflit au Kosovo, comme plus généralement sur la responsabilité de sa politique dans le déclenchement des conflits balkaniques. Il n’a pu le faire car Milosevic est mort dans sa cellule de la prison du TPIY à Scheveningen dans des conditions qui ont laissé supposer un assassinat. Il a consigné ce témoignage dans un livre non traduit à ce jour : « Neizgovorena Odbrana » (« Un plaidoyer non prononcé »), publié en 2006 chez Zograf.

Breizh-info.com : Dans votre ouvrage, vous évoquez des manipulations médiatiques dans les années 1990. Quelles ont été, selon vous, les principales intoxications informationnelles qui ont orienté l’opinion publique occidentale ?

Frédéric Saillot :  J’évoque notamment le rôle de l’agence de communication américaine Ruder Finn, et les enquêtes menées à ce sujet tant par Michel Floquet et Bertrand Coq (« Les tribulations de Bernard K. en Yougoslavie« , Albin Michel, 1993) que par Jacques Merlino (« Les vérités yougoslaves ne sont pas toutes bonnes à dire« , Albin Michel, 1993). De l’aveu de son directeur, James Harff, cette agence « a pu dans l’opinion publique faire coïncider Serbes et nazis ». Selon lui « la charge émotive était si forte que plus personne ne pouvait aller contre, sous peine d’être accusé de révisionnisme ».

Breizh-info.com : Trente ans après, est-il encore possible d’imaginer une cohabitation durable entre les différentes communautés ex-yougoslaves, ou faut-il se préparer à une nouvelle reconfiguration géopolitique des Balkans ?

Frédéric Saillot : De fait ces communautés cohabitent. Au Kosovo, vingt ans après mes premiers reportages, j’ai pu observer une certaine détente dans les relations, même si les Serbes continuent à vivre dans de véritables ghettos, et sont privés des droits les plus élémentaires, notamment le droit au travail, à la propriété et à la libre circulation. Des politiciens comme le premier ministre sortant Kurti, par sa politique que les Serbes qualifient d’ethnonationaliste, tâche de mobiliser les Albanais en ravivant l’antagonisme entre communautés pour mieux masquer son échec sur les plans social et économique. Dernièrement il a repris le projet de création de la Grande Albanie, qui fut celui de la Ligue de Prizren en 1878, ce qui lui a valu la rupture, ou plutôt la suspension de l’alliance stratégique avec les USA, décidée par l’actuelle administration américaine. C’est cela qu’il convient de suivre de près à l’avenir, de même que la capacité de l’UE à contraindre Pristina à permettre aux Serbes du Kosovo l’autonomie prévue tant par la 1244 que par l’accord de Bruxelles de 2013. 

Propos recueillis par YV

Crédit photo : DR
[cc] Article relu et corrigé par ChatGPT. Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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