Lorsque Nick Fuentes désarme Piers Morgan, symptôme d’un changement d’époque

Je m’étais assis, par habitude plus que par nécessité, sur l’un de ces bancs fatigués, autrefois peints en bleu, qui dominent la dune de Lechiagat et que le vent et le sel rongent lentement, comme s’ils voulaient eux aussi les renvoyer à la mer. En contrebas, les vagues avançaient avec cette régularité souveraine que l’on retrouve au large de l’Atlantique sud comme au bord du golfe de Gascogne, et je me laissais porter par cette respiration antique lorsque, par caprice peut-être, j’ai glissé dans mes écouteurs le débat entre Piers Morgan et Nick Fuentes. Je m’attendais à une joute parmi tant d’autres, mais bientôt la rumeur de l’écume disparut derrière les voix des deux hommes. Le vent lui-même sembla se figer un instant, comme s’il devinait que quelque chose, là, se jouait au delà du simple échange médiatique.

Il est des moments où l’on sent, avant même d’en comprendre la portée, qu’un ordre ancien vacille. Non que Nick Fuentes soit devenu soudain admirable, ni que Piers Morgan ait perdu les armes qui furent celles de sa génération. Le bouleversement était ailleurs, dans la rencontre heurtée de deux âges du monde. Fuentes parlait depuis une génération dont l’expérience concrète du réel, forgée au milieu de l’insécurité, de la fragmentation sociale et de l’effacement des autorités, a laminé les tabous qui servaient autrefois de garde-fous moraux. Morgan, lui, invoquait des catégories dont la force persuasive dépendait encore d’une croyance dans l’universalité des valeurs libérales. Cette croyance s’estompe. Le choc des deux discours, porté par le souffle d’un vieil empire médiatique qui se sait menacé, fut d’une intensité singulière.

Morgan, fidèle à la liturgie morale de l’après-guerre, crut que l’accusation suffirait. Le mot racisme fut lancé avec l’assurance d’un coup de semonce, suivi du mot misogynie, puis du mot antisémitisme, enfin des spectres de Hitler et du génocide juif. Ces mots étaient jadis des verdicts. Ils fonctionnaient comme la pierre jetée dans l’eau qui impose silence par la seule force de son onde. Or ils glissèrent sur Fuentes comme la pluie sur les carreaux de ma fenêtre un soir de tempête. Il souriait à demi, parfois avec lassitude, comme s’il connaissait trop bien ces armes pour en être encore affecté. « Votre cadre moral meurt » lança-t-il à Morgan, « dans dix ans personne ne s’en souciera comme vous ». On aurait cru entendre un glas discret, celui d’une époque qui, faute d’avoir su convaincre, ne dispose plus que de l’indignation pour gouverner les esprits.

L’échange prit très vite un caractère presque théâtral. Morgan s’indignait en rappelant que Fuentes avait qualifié Hitler de « very fucking cool ». Il lut, avec une émotion sincère, le message de Danny Finkelstein racontant l’extermination de sa famille. Le journaliste croyait que ce rappel solennel des morts forcerait un sursaut d’humanité. Mais Fuentes réduisit l’ensemble à une propagande répétée sans fin, un « browbeating » infligé à l’Occident depuis des décennies. Entendre Fuentes, avec une telle tranquillité de ton, enterrer soixante ans de domination sémantique révélait mieux que bien des statistiques l’écart désormais infranchissable entre ceux qui portent encore la mémoire de 1945 comme une obligation morale et ceux qui n’y voient plus qu’un fardeau conçu pour désarmer les peuples européens.

Il y eut un moment presque saisissant lorsque Morgan tenta de substituer la honte à la réfutation. Il brandit les images des tueurs de masse blancs pour contester l’appel de Fuentes à « éviter les Noirs » dans les transports. Mais l’argument universaliste rebondit sans pénétrer le sol. Fuentes invoqua les proportions, la criminalité urbaine, les carjackings de Chicago, les meurtres de Baltimore. Il parlait d’un réel brut, froid, non poli par les moralisateurs. « Comparez les risques », répétait-il, « tout le monde le voit ». Là encore, il ne s’agissait pas d’approuver sa vision, mais de constater qu’elle se fonde sur la perception immédiate des jeunes générations américaines, lesquelles n’attendent plus des médias qu’ils leur prescrivent la manière correcte de ressentir les choses.

Ce qui m’a frappé, alors que les vagues montaient lentement sur l’estran, n’est pas la figure de Fuentes elle-même, mais le fait que la vieille stratégie du silence médiatique ait cessé de produire ses effets. Morgan, au fond, l’a compris: « l’effet Streisand », dit-il en ouverture, « devrait porter le visage de Fuentes ». Il avouait ainsi ce que tant d’éditeurs refusent de reconnaître, que la censure nourrit désormais la fascination, que les interdits construisent des martyrs involontaires, et que l’on ne fait plus taire un homme en l’excluant des plateaux, puisque les plateaux ont perdu leur monopole de la représentation.

Et il y eut cette phrase, prononcée avec une insolence glacée: « Votre génération est sur la sortie. La génération Z arrive et elle est prête à reprendre le pays ». On y aurait senti un parfum de Moeller van den Bruck, cette idée spenglérienne que l’histoire avance moins par persuasion que par renouvellement des cohortes. Le jeune remplace l’ancien, non parce que l’un serait supérieur, mais parce que le temps biologique finit toujours par dicter sa loi.

Je quittai mon banc lorsque les deux hommes abordaient les conséquences politiques de cette mutation. Le vent s’était levé, des volutes de sable couraient sur la dune comme des bêtes furtives. Il me semblait que le débat auquel je venais d’assister n’était pas un simple affrontement télévisé, mais le symptôme d’un renversement tectonique. Durant soixante ans, l’Occident a vécu sous le règne d’un universalisme moral dont l’autorité reposait sur la tragédie fondatrice de 1939-45. La génération née après la guerre en fit une religion laïque, composée d’interdits, de tabous, de culpabilités transmises. Or voici qu’une génération nouvelle, moins sensible aux ombres du passé qu’aux violences du présent, repousse ces interdits comme elle repousserait des entraves tombant en poussière.

Et je ne peux m’empêcher de penser que cette tempête venue d’Amérique, où les vents historiques se forment comme les dépressions dans les hautes latitudes, finira bien par atteindre l’Europe, comme toutes les tempêtes de l’Atlantique nord qui, nées au large de Terre-Neuve, montent en puissance avant de frapper nos côtes de Bretagne. Ce qui gronde là-bas n’est pas une mode, mais un changement d’époque. Le langage moral qui gouvernait nos sociétés se désagrège, la honte cesse d’être un instrument politique, les peuples redécouvrent le poids du réel, et l’autorité médiatique se délite devant des foules qui n’attendent plus d’elle la vérité mais la confirmation de leurs propres expériences. L’Europe dévitalisée née de la paix, vieillissante et trop confiante dans son immunité, croit encore pouvoir ignorer ce souffle. Elle se trompe. Le vent qui balaye les rivages américains ne tardera pas à franchir l’océan et, lorsqu’il atteindra nos falaises, nos digues et nos fragiles certitudes, il exigera de nous une lucidité que nous n’avons plus exercée depuis longtemps.

Je pensais en regagnant le sentier que cette houle intellectuelle que je voyais surgir à travers l’Amérique n’était pas, malgré les apparences, un phénomène ex nihilo. Elle ne tombait pas du ciel comme une pluie noire sur un continent désemparé. Elle prolongeait, souvent sans le savoir, un travail théorique, critique et métapolitique né en Europe, sur notre sol, et dont les vagues les plus anciennes ont été jetées par la Nouvelle Droite française lorsque les années 1970 entrouvrirent une brèche dans la chape idéologique d’après-guerre. On aurait tort de l’oublier, car ce qui renaît là-bas fut d’abord conçu ici, dans notre vieille Europe encore pleine de braises sous la cendre.

Dans les salles modestes et enfumées où se tenaient les premiers cercles de réflexion du GRECE, dans les premiers numéros austères de Nouvelle École assemblés alors à la main, dans les essais plus vibrants publiés plus tard dans Éléments, se dessinaient déjà les lignes de fracture dont le débat Morgan–Fuentes n’est que le prolongement tardif. Alain de Benoist avait exposé, avec la précision d’un philologue et l’audace d’un moraliste d’un autre temps, l’impasse du moralisme universaliste, la fragilité d’une civilisation qui croit pouvoir se définir par de grands principes flottant au dessus des peuples, et l’urgence d’une réappropriation des identités organiques. Ce message fut longtemps tenu pour marginal, presque hérétique, comme si les mots eux-mêmes recelaient un poison dont il fallait contenir la diffusion. Pourtant ils circulèrent, lentement, souterrainement, comme les nappes profondes qui alimentent les sources.

Guillaume Faye, dans un style volcanique que nul n’a oublié, poussa le bouchon plus loin. Il y eut chez lui une intuition presque prophétique, celle d’une Europe qui entrerait tôt ou tard dans une ère de confrontation civilisationnelle, une Europe dont les élites se seraient désarmées par religiosité humanitaire et qui finirait par redécouvrir, dans l’épreuve, les catégories du tragique. Les jeunes Américains qui suivent aujourd’hui Fuentes redécouvrent, à leur manière et sous des formes parfois brutales, ce que Faye appelait le choc du réel. Ils ignorent souvent son nom, mais lui doivent pourtant plus qu’ils ne croient.

Ce n’est pas un hasard si nombre des ouvrages traduits et commentés aujourd’hui dans les espaces intellectuels américains sont nés en France. La critique du libéralisme abstrait, la dénonciation de la dissolution anthropologique, la réhabilitation de la notion d’enracinement, tout cela prit d’abord forme chez nous, dans les bibliothèques où festonnaient de vieilles éditions d’Heidegger et de Spengler. Je me souviens avoir vu dans un café de Quimper un exemplaire écorné d’un numéro d’Éléments consacré au déclin de l’Occident. Qui pourrait croire que ces textes de facture presque artisanale deviendraient un jour les outils conceptuels d’une jeunesse américaine en révolte contre ses tuteurs moraux et ses propres institutions?

Ainsi, lorsque je vois ce tumulte dans la vie publique américaine, ces discours dépouillés de la vieille culpabilité, ces interrogations abruptes sur la démographie, l’identité, l’autorité, je n’y vois pas seulement la révolte d’une génération forgée par les réseaux sociaux. J’y vois le retour, sous d’autres cieux, d’une semence plantée en Europe il y a plus d’un demi siècle. L’Amérique, en s’emparant de ces idées, les a gonflées de sa vigueur propre, de sa brutalité, de son sens aigu du rapport de forces. Mais tôt ou tard, comme toutes les tempêtes qui traversent l’Atlantique nord, ce mouvement retournera vers son point d’origine. Il reviendra sur nos côtes, charriant avec lui les interrogations que nous avons trop longtemps refusé de prendre au sérieux.

Nous avons cru, en Europe, que nos digues de principes, nos murailles d’abstractions, nous protégeraient de ces remises en cause. Nous avons cru que les catégories du bien et du mal, telles qu’elles furent formulées dans l’après-guerre, suffiraient à endiguer pour l’éternité les inquiétudes anthropologiques des peuples européens. Mais les tempêtes ne respectent pas les illusions. Elles suivent leur cours, d’ouest en est, comme le font les grandes dépressions hivernales qui naissent au large de Terre-Neuve et viennent un jour éprouver nos phares bretons.

La vague qui se forme aujourd’hui en Amérique n’est pas seulement le cri d’une jeunesse déracinée. Elle est le rebond tardif de nos propres travaux, la réverbération d’un mouvement que nous avons initié avant de l’oublier. Et lorsque le vent ramènera ce tumulte vers l’Europe, il nous faudra beaucoup de courage, et peut-être un peu de cette lucidité dont parlait Jünger, pour ne pas être balayés par lui. Car les peuples, comme les océans, finissent toujours par réclamer leurs vérités profondes et par briser les digues qui prétendaient les contenir.

Balbino Katz

Chroniqueur des vents et des marées
[email protected].

Crédit photo : DR

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