Intervention marquante du colloque 2025 de l’Institut Iliade, la conférence du philosophe Baptiste Rappin a offert une plongée critique dans les mutations profondes du travail depuis la révolution industrielle. Dans un monde dominé par la machine, le management et les données, Rappin invite à un retour au réel, à la reconquête du sens du métier et de l’œuvre.
La machine, ou l’expropriation du geste
Rappin débute par un constat historique saisissant : la révolution industrielle fut aussi brutale que radicale. En quelques décennies seulement, l’Occident est passé d’une société façonnée par l’homme et ses savoir-faire à un monde organisé autour de la machine autonome. Ce n’est plus l’homme qui agit sur les choses, mais les choses — les automates, les systèmes — qui dictent les rythmes et les gestes de l’homme.
Avec l’apparition de la production de masse, l’ouvrier devient un rouage. Il perd la maîtrise de son travail, aliéné à une activité qui ne lui appartient plus. Le geste n’est plus un prolongement du corps et de l’intelligence, mais une répétition imposée par l’appareil industriel. Le fruit du travail ne revient plus au travailleur — ni concrètement, ni symboliquement.
Taylor, le grand architecte de l’aliénation
L’organisation scientifique du travail, conçue par Frederick Taylor, va plus loin : elle sépare conception et exécution. Le travailleur ne pense plus, il exécute, sous le regard de procédures conçues par d’autres. Le management devient l’art d’optimiser l’humain comme une variable parmi d’autres. La science remplace l’expérience, l’ingénieur remplace l’artisan, le système remplace la tradition.
Cette logique taylorienne va donner naissance à une nouvelle forme d’aliénation : l’homme devient un élément interchangeable, traité comme une ressource gérée et mesurée, à travers la comptabilité, les indicateurs, la planification et le contrôle.
Le tournant cybernétique : l’individu sous pilotage
Avec la cybernétique — science du « pilotage » conçue par Norbert Wiener — une troisième mutation s’opère. Le travailleur n’est plus simplement soumis à des machines ou à une organisation, il est constamment surveillé, évalué, guidé par des dispositifs numériques. Le management devient science du contrôle comportemental par la communication.
Cette logique s’étend bien au-delà du monde professionnel : montres connectées, voitures intelligentes, objets traceurs… La société cybernétique-managériale généralise le monitoring permanent. L’objectif n’est plus simplement de gérer la production, mais d’orienter les comportements, parfois à notre insu. Le pouvoir n’est plus assumé, il est intégré dans les systèmes techniques. Le citoyen devient un patient surveillé, l’homme un sujet « nudgé » vers les bons choix, préprogrammés par des ingénieurs sociaux.
Trois aliénations, une crise existentielle
Pour Baptiste Rappin, la modernité technicienne impose trois grandes formes de dépossession :
- Technique : l’outil ne sert plus l’homme, il le domine.
- Politique : les finalités du travail échappent aux travailleurs eux-mêmes.
- Ontologique : l’homme est absorbé dans un univers d’abstraction, déconnecté du réel, du corps, de la matière, de la communauté.
Cette rupture entre l’expérience vécue et l’information pilotée crée une crise du sens. Le travail n’est plus source de dignité ni d’accomplissement. Il devient contrainte, absurdité, désengagement.
Mais tout n’est pas perdu. Rappin termine sur une note d’espoir. Les signes d’un mouvement de reconquête se multiplient : près de 90 % des salariés français songeraient à une reconversion, souvent dans l’artisanat ou dans des métiers concrets, incarnés, autonomes. Chez les moins de 35 ans, issus des milieux les plus diplômés, le désir d’un travail qui fasse sens se traduit de plus en plus par un rejet du système managérial abstrait.
Et si, comme l’espérait Gustave Thibon, un « retour au réel » était à l’œuvre ? Loin de la société de contrôle et du pilotage cybernétique, renaît peut-être une aspiration à retrouver la maîtrise de son geste, le goût de l’œuvre, la fierté du métier.
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