Le Nord argentin ou l’exil intérieur

En mars dernier, je suis monté vers le Nord argentin. Salta, Jujuy, non pas les terres minérales et dépeuplées des Andes proprement dites, mais ces vallées agricoles, ardentes et poussiéreuses, où le maïs, le citron et la canne à sucre poussent dans une lumière blanche comme de la chaux. Là, les villages s’étirent le long des routes nationales mal entretenues, les gares sont vides et les silos pleins. Le paysage a quelque chose d’immobile, comme figé dans un avenir jamais advenu.

Ce dimanche j’ai eu une longue conversation par WhatsApp avec un producteur de citrons, dans la province de Jujuy, au pied des Yungas. Nous avons parlé du climat, des prix à l’export, de la récolte. Et très vite, il en est venu au sujet que tous les hommes de sa trempe abordent fatalement : la logistique. Ou plutôt son absence. Il m’a dit, d’un ton calme, que pour chaque caisse de fruits, le vrai obstacle n’était ni le climat, ni le marché, ni même les taxes. C’était d’atteindre Rosario, le port. Une gageure, une épreuve, un supplice.

Il faut comprendre que cette région produit l’essentiel de certaines exportations-clés de l’Argentine. Les citrons de Jujuy, qui entrent dans la fabrication de Coca-Cola sur tous les continents. La yerba mate de Misiones, bue à Damas et à Tripoli. Les pois chiches de Salta, qui alimentent l’industrie agroalimentaire en Espagne et en Italie. Le coton du Chaco, le sucre de Tucumán, les haricots noirs qui partent vers le Brésil. Ce n’est pas une économie de subsistance. C’est une économie de précision, tournée vers le monde, mais que l’on empêche de courir.

Selon les données les plus récentes, il en coûte aujourd’hui jusqu’à vingt et une fois plus d’acheminer une tonne de grains depuis Salta jusqu’au port de Rosario, que de l’expédier ensuite de ce même port vers la Chine. Ce n’est plus une inégalité, c’est une absurdité. La faute en revient, non à une fatalité géographique, mais à des décennies de sous-investissement délibéré. Ce n’est pas l’État argentin en tant que tel, entité floue et commode, qu’il faut mettre en cause, mais un pouvoir bien défini : celui de la gauche péroniste, plus exactement du kirchnérisme, qui a préféré le clientélisme de proximité à l’aménagement du territoire.

Depuis vingt ans, les gouvernements successifs de la mouvance kirchnériste ont multiplié les annonces sans suite, les inaugurations de plaques sans ouvrages, les crédits sans chantier. Moins de la moitié du réseau ferroviaire du Nord est opérationnelle ; seule une route sur trois est asphaltée. Le système énergétique est instable, les coupures de courant fréquentes, la connectivité numérique déplorable. Ce n’est pas la pauvreté qui empêche le progrès : c’est l’incurie, la paresse, le calcul électoral.

Le producteur de Jujuy me racontait que sa région pourrait doubler sa production de citrons à condition de pouvoir charger, sans rupture de chaîne, des conteneurs frigorifiques vers Buenos Aires. Ce n’est pas la terre qui manque. Ce n’est pas la demande. C’est le rail, le froid, l’électricité. C’est la base. Durant des années, les ministres publiaient des tweets, les gouverneurs inauguraient des centres culturels, et l’économie restait figée comme un convoi sans locomotive.

Le Nord argentin, aujourd’hui, est un immense paradoxe : une région exportatrice enfermée dans une prison logistique. Le pouvoir central, loin de corriger ce déséquilibre, l’a entretenu pour mieux assurer sa domination symbolique. Comme Paris jadis reléguait la Bretagne à l’arrière-pays, Buenos Aires regarde vers le Nord avec une condescendance teintée d’exotisme. On y célèbre la musique folklorique, les empanadas, le carnaval de Tilcara… mais jamais on n’investit dans un quai, un pont, un tunnel.

Et pourtant, tout est là. Le sol, les bras, les débouchés. Il suffirait d’une politique claire, d’un effort rationnel, pour faire de cette région non plus une arrière-cour, mais un moteur. Un bastion de l’Argentine utile, celle qui travaille, qui produit, qui exporte.

J’ai repris la route vers l’aéroport de Salta le cœur serré. Rien de spectaculaire ne frappait le regard, ni camions à l’arrêt, ni barrages, ni cris. Seulement la lumière oblique sur les collines, les champs d’agrumes baignés de poussière, et cette impression muette d’un peuple assigné à résidence dans l’oubli. Ce n’était pas la colère qui dominait en moi, mais une forme de mélancolie grave, presque respectueuse. Ces hommes, ces femmes, continuent à produire, à espérer, à faire tourner la grande roue sans engrenage qu’est devenue la République argentine. Et je me suis dit, en quittant ce Nord-là, qu’il est des fidélités plus fortes que les gouvernements, des fidélités à la terre, au métier, à la parole donnée. Le vrai pays, c’est celui-là. Et il persiste, non dans l’éclat, mais dans l’endurance.

Balbino Katz
— chroniqueur des vents et des marées —

Crédit photo : DR

[cc] Breizh-info.com, 2025, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

Cet article vous a plu, intrigué, ou révolté ?

PARTAGEZ L'ARTICLE POUR SOUTENIR BREIZH INFO

5 réponses à “Le Nord argentin ou l’exil intérieur”

  1. Pierre dit :

    C’est exactement ce que la technocratie européenne veut faire aux producteurs agricoles ici également.

  2. Turcan isabelle dit :

    Merci pour ce beau texte qui donne à réfléchir !

  3. Gaï de Ropraz dit :

    Balbino tienes toda la razon,et je n’entrerai pas dans ce dilemme.
    Toutefois, à mon sens, l’Argentine, après tant d’années d’immobilisme, sinon d’oppression gauchisantte, devrait s’en sortir. Les Hiatus sont nombreux et se succéderont de toute manière. Il nous faut être patients. Je sais, c’est le grand débat, sinon le point d’interrogation.
    Toutefois, que l’on veuille ou non, cela reste un Grand et Beau pays qui ne demande qu’à se reconstruire loin de la ferveur gauchisante qui etait sienne tout au long de ces decenies…

  4. mouchet dit :

    Très bonne description de l’Argentine économique qui se meurt dans l’idéologie gauchiste comme en France ou nous produisons de la farine deux fois plus chère que celle de l’Allemagne citation de ce jour7 juillet à la TV d’état désinformée ou on a perdu 87 % d’exportations. Je connais très bien l’Argentique pour avoir syndicalisé des lignes de crédits comme on dit, puis les avoirs redéfinis rééchelonnés pour enfin voir la gauche caviar de ce pays prendre fait et cause en emprunts dollars qui seront la gabegie finale. Les USA voulant contrôler l’Argentine et sa productivité et ne pas voir ce pays entrer dans la confrérie des BRICS.
    EN France c’est la même gabegie en 100 fois pire puisque notre dette résulte de la gestion type ex URSS créant la fin des haricots franco français.
    Pauvre Argentine et son tango si fantastique, ou la pauvreté gagne du terrain un peu plus chaque jour et ainsi va le monde voulant être dominé par les USA de gré ou de force. Que de l’Argentine ou la France c’est du pareil au même.

  5. Balbino katz dit :

    Merci Isabelle je suis touché par ton commentaire.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

ARTICLES EN LIEN OU SIMILAIRES

International

Justice extraterritoriale ou arbitraire transatlantique ? L’affaire YPF devant le tribunal de Loretta Preska

Découvrir l'article

International

L’ALEPH argentin : chronique d’une expropriation méritée

Découvrir l'article

International

Javier Milei ou le libertarien qui découvrit le charme discret du clientélisme

Découvrir l'article

Rugby, Sport

La tournée australienne des Lions Britanniques et Irlandais 2025 débute ce vendredi…en Irlande contre l’Argentine [Programme TV + rappel des compos]

Découvrir l'article

International

Une madone et une mégère : fantasmes gauchistes sur la politique argentine

Découvrir l'article

International

Le crépuscule d’une imposture : chute d’une fausse madone argentine

Découvrir l'article

International

Argentine : l’inflation recule, la politique s’effondre

Découvrir l'article

International

Argentine. La solitude de la reine Christine

Découvrir l'article

International

Les moissons de la dîme : chronique d’une terre sacrifiée

Découvrir l'article

International

Les « Tuttle Twins » : la guerre culturelle commence au plus jeune âge

Découvrir l'article

PARTICIPEZ AU COMBAT POUR LA RÉINFORMATION !

Faites un don et soutenez la diversité journalistique.

Nous utilisons des cookies pour vous garantir la meilleure expérience sur Breizh Info. Si vous continuez à utiliser le site, nous supposerons que vous êtes d'accord.

Clicky