Depuis la côte bretonne où j’observe les marées humaines et politiques avec le détachement d’un exilé volontaire, je vois monter en Argentine un phénomène politique aussi fascinant qu’inquiétant. Javier Milei, économiste libertarien à la crinière indomptée et au verbe apocalyptique, occupe depuis décembre 2023 la présidence de la République argentine, une nation que j’ai quittée il y a fort longtemps, mais dont je n’ai jamais cessé de suivre les remous. Milei, qui se veut l’anti-système absolu, gouverne avec la morgue d’un prophète et l’impatience d’un trader de Wall Street. Il cite Hayek comme d’autres invoquent le Saint-Esprit et promet de « dynamiter » l’État, littéralement. Les Argentins, lassés d’une classe politique vermoulue et d’une inflation devenue endémique, l’ont élu comme on jette une bouteille à la mer.
Or, les premiers mois de ce gouvernement que l’on dit « anarcho-capitaliste » se heurtent désormais aux rugosités de la réalité parlementaire. En Argentine, contrairement à la France, le président ne dispose pas automatiquement d’une majorité au Congrès. Milei n’a pas de parti enraciné ; il s’appuie sur une formation créée de toutes pièces, La Libertad Avanza, qui peine à tisser des alliances solides. Son isolement devient visible. Il n’y a pas, à proprement parler, d’opposition forte — mais une myriade de micro-blocs, de gouverneurs aux intérêts locaux, de radicaux divisés, de péronistes moribonds et d’anciens macristes déboussolés.
Cet éclatement, loin de lui être favorable, rend le gouvernement ingouvernable. Car, comme le rappelaient Raúl Alfonsín ou Néstor Kirchner, il vaut mieux négocier avec deux opposants solides que parlementer avec un chambre qui ressemble à l’amphi d’une fac en grève permanente. L’illustration en a été donnée lors du vote d’un projet de loi en faveur des retraites, voté à une large majorité par les députés, malgré l’opposition du gouvernement. Le texte prévoit des hausses de pensions, la réintroduction d’une moratoire supprimée, et un ajustement des aides aux retraités — autant de mesures que Milei rejette au nom de l’austérité et du « surplus fiscal sacré ».
Le fond de la querelle sur les retraites argentine ne peut être compris sans remonter à l’origine du désastre. Le système a été littéralement saccagé par les gouvernements kirchnéristes successifs, qui, au nom d’un populisme compassionnel, ont intégré par millions dans le régime des personnes n’ayant jamais cotisé. Entre 2005 et 2015, près de trois millions d’Argentins ont ainsi reçu une pension de retraite sans avoir versé un peso à l’Anses (la caisse nationale). Ce « jubilación sin aportes », habillé des oripeaux de la justice sociale, fut une manœuvre clientéliste de grande ampleur — à la fois outil de séduction électorale et bombe à retardement pour les finances publiques. Ceux qui ont cotisé durant quarante ans perçoivent aujourd’hui une pension souvent inférieure à ceux qui n’ont jamais versé un centime. Le résultat : une caisse déficitaire, une confiance pulvérisée, et des retraités payés en monnaie de singe. La pension minimum en Argentine tourne aujourd’hui autour de 206 000 pesos par mois, soit à peine 160 euros selon le taux du marché, un chiffre qui, vu depuis la France, relève de la mendicité organisée. Il suffit de convertir ce montant pour comprendre pourquoi les retraités argentins, souvent soutenus par leurs enfants ou dépendants de l’économie informelle, vivent dans une précarité chronique.
En France, le président peut faire usage du 49.3 ; en Argentine, le chef de l’État peut opposer son veto à une loi. Encore faut-il que le Congrès ne le désavoue pas. Pour surmonter un veto, il faut la majorité des deux tiers dans les deux chambres. Or, l’opposition est désormais en mesure de menacer ce veto. La Chambre des députés a déjà voté massivement le projet — et au Sénat, les péronistes ne sont qu’à trois voix de la majorité. Le veto pourrait être renversé, ce qui constituerait un revers politique majeur.
Ce vote a aussi révélé les fractures internes de Pro, l’ancien parti de droite libérale fondé par Mauricio Macri. Certains de ses députés se sont abstenus, alors même qu’ils sont restés fidèles à l’ancien président. Ils dénoncent l’inaction du gouvernement à l’égard des retraités — sept millions d’Argentins vivent comme nous venons de le voir de pensions inférieures au minimum vital. En France, où la retraite fait descendre des millions dans la rue pour six mois de décote, on peine à imaginer le silence absolu d’un gouvernement face à une misère aussi massive.
Patricia Bullrich, ex-candidate à la présidentielle et actuelle ministre de la Sécurité, possède encore ses propres troupes parlementaires. Certains députés de Pro souhaitent qu’elle rejoigne enfin officiellement le camp de Milei — ou qu’elle s’en éloigne. Ce flottement politique illustre le malaise d’une coalition de droite qui ne sait plus très bien si elle soutient le gouvernement ou si elle le subit.
À cela s’ajoute une arrogance peu diplomatique du président. Il propose un accord national, mais exige que toute future coalition électorale prenne le nom exclusif de son propre parti, La Libertad Avanza. Une telle exigence est inédite. Imagine-t-on un président français imposer le nom de son propre mouvement à une alliance nationale ? Même les bonapartistes n’osèrent pareille chose. En agissant ainsi, Milei se coupe de potentiels alliés comme Jorge Macri, maire de Buenos Aires et neveu de l’ancien président. Ce dernier, pourtant homme de droite, est aujourd’hui traité par Milei comme un ennemi personnel. L’obsession du chef, disait Jünger, peut transformer les amis d’hier en figures à abattre.
Si Javier Milei tient encore debout sur l’échiquier institutionnel, c’est paradoxalement grâce à celle à qui il a décidé de livrer la guerre la plus totale : Victoria Villarruel, sa colistière devenue vice-présidente de la République et, à ce titre, présidente du Sénat. Cette juriste conservatrice, catholique, patriote, ce mot ayant en Argentine encore une résonance forte, incarne tout ce que le président exècre : le respect des formes, la fidélité aux institutions, l’idée même de continuité historique. Or c’est elle, en dépit des dures attaques dont elle est la cible de la part de la Casa Rosada, qui tente de maintenir un semblant d’ordre dans un Sénat instable, où l’opposition n’est qu’à trois voix de renverser les vetos présidentiels. Le président, dans une frénésie autodestructrice, a choisi de marginaliser celle qui aurait pu être son principal relais. Il l’a exclue des décisions, a refusé de la consulter, et laisse ses ministres la railler publiquement. Pourtant, c’est elle qui, en coulisses, tente de rassembler les voix manquantes pour sauver ce qui peut l’être du programme présidentiel. Elle incarne une droite enracinée, traditionnelle, respectueuse de l’autorité sans pour autant sacrifier la dignité des formes. Certains observateurs lucides, dans les milieux militaires ou dans les cercles catholiques, ou même péronistes traditionnels, voient en elle non une dissidente, mais une possible héritière, celle qui pourrait éviter que le rêve de réforme ne sombre dans le ridicule d’un effondrement personnel. Milei, en s’aliénant Villarruel, ne mène pas une bataille idéologique, il scie à l’aide de son égo la branche la moins fragile sur laquelle repose son pouvoir.
Pendant ce temps, le radicalisme (le centre-gauche) se noie dans son propre silence. Incapable de coordonner ses votes, muet face aux questions essentielles, il ne sert plus que d’appoint occasionnel. Les gouverneurs radicaux, soucieux de maintenir les transferts budgétaires et les chantiers publics, négocient dans l’ombre avec la Casa Rosada. Mais ils hésitent à avaler la pilule de l’absorption politique. Alfredo Cornejo, gouverneur de Mendoza, homme au tempérament de roche volcanique, pourrait refuser l’humiliation d’un ralliement sans condition.
À tout cela s’ajoute l’imminente décision de la Cour suprême sur le sort judiciaire de Cristina Kirchner. L’ancienne présidente a été condamnée pour corruption à six ans de prison et à l’inéligibilité à vie. La question est désormais dans les mains des trois juges suprêmes. Une confirmation de cette sentence exclurait définitivement Cristina du jeu politique. Elle le sait. Elle fait mine de l’ignorer. Et si la décision venait à tomber après sa déclaration de candidature, elle pourrait se poser en victime d’un coup judiciaire. En Argentine, la victimisation fait partie de l’arsenal politique. Le théâtre est un art national.
Ce tableau serait incomplet si l’on ne mentionnait pas l’effondrement des capacités administratives de l’État. Hors des bureaux du ministre de l’Économie Luis Caputo — un technocrate au verbe maladroit mais aux chiffres solides —, il ne se passe presque rien. La politique publique est gelée. Le budget est reconduit par décret depuis deux ans. Les services publics se dégradent. Les gouverneurs étranglés. Et les retraités attendent.
Javier Milei prétend gouverner au nom d’un dogme : le surplus budgétaire est sa croix, son autel, son sacrifice. Il est prêt à payer le prix politique du veto. Soit. Mais qu’a-t-il fait pour chercher une solution de compromis ? Rien. Il agit comme si sa victoire, acquise avec 30 % des voix dans une élection marquée par l’abstention, lui conférait une autorité plénière. Or, gouverner, c’est convaincre, non régner.
Ce président libertarien, qui méprise les structures politiques classiques, a cru pouvoir gouverner par l’outrage, par la vitesse, par le choc. Il a coupé, sabré, insulté, désinstitutionnalisé. Et pourtant, alors que l’orchestre politique joue faux, que la vice-présidente se mue en opposante muette, que le Congrès s’émancipe et que la rue gronde en sourdine, une vérité obstinée s’impose : les chiffres, eux, commencent à lui donner raison. L’inflation, cette lèpre nationale, recule. Le peso cesse de sombrer. Le contrôle des changes a disparu presque complètement. Et, dans une Argentine habituée aux mensonges suaves des populistes et aux promesses à crédit, ce simple retour à la gravité économique vaut miracle. Les Argentins, ce peuple au cuir tanné par cent crises, supportent mieux les coupes budgétaires qu’on ne le croit, pourvu qu’on leur rende la monnaie stable.
Alors oui, la scène politique reste terne, les alliances improbables, les querelles mesquines. Mais les électeurs, eux, regardent l’étiquette du prix au marché plus que le théâtre de la Chambre. Ils n’élisent pas des poètes, mais des hommes capables de préserver la valeur du pain. Milei, pour l’heure, en récolte les dividendes — à condition que l’économie tienne et que la rue ne s’enflamme pas.
Il reste néanmoins que l’architecture institutionnelle est fragile, et que nul ne gouverne éternellement contre tous. À force de s’isoler, il risque de découvrir que la pente vers la solitude est glissante, et que la même tronçonneuse brandie comme symbole peut finir, mal orientée, par lui trancher les jarrets. Il lui reste à faire, comme le suggère un vieux proverbe de mon pays natal, un tour sur l’autre face de la Lune — celle qu’il refuse obstinément de voir, et sur laquelle l’attendent, silencieuses mais tenaces, les lois non écrites de la politique.
Balbino Katz
— chroniqueur des vents et des marées —
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4 réponses à “Argentine : l’inflation recule, la politique s’effondre”
Je suis pour le moins étonné du revirement de Balbino Katz quant à son analyse politique sur Javier Milei : Hier les louanges pleuvaient en faveur du sauveur de l’Argentine, aujourd’hui au contraire, il est cloué au pilori.
Quand on connait le pays, et d’autant plus la politique désastreuse menée par une Gauche minable, du reste toujours active dans les tréfonds du pouvoir, toute cette prose qui nous est offerte en lecture m’apparaît pour le moins tandencieuse, et d’autant plus, s’eloignant de la réalité actuelle qui prévaut.
Bonjour,
« Or, gouverner, c’est convaincre, non régner. »
Pas certain. Gouverner, c’est réussir, avant tout.
Tout comme l’image lisse de cette vice-présidente, cache peut-être le plus grand problème de tous ces pays féminisés : la volonté d’être rassurés.
Cdt.
M.D
Les louanges d’hier, comme celles d’aujourd’hui et probablement demain, concernent la politique budgétaire et monétaire. Dans ces domaines je lui reconnais une plénitude de vertus. Les critiques d’aujourd’hui ciblent la dimension politique du personnage. Je ne suis pas plus critique que les éditorialistes de la Nacion.
Vu de France, tout ce qui ressemble à un président qui se bouge pour l’avenir de son pays est admirable, c’est le cas de Milei, ne crachons pas dans la soupe