Au bar de l’Océan, je lisais sur mon téléphone un long article du Washington Post, signé Robyn Dixon, Fracesca Ebel et Catherine Belton, sur les sommets d’Anchorage et de Washington. Le journal progressiste y déployait l’idée que Vladimir Poutine avait surjoué sa main. Fort de l’attention de Donald Trump, il croyait encore imposer son tempo et retarder le cessez-le-feu, espérant s’acheter du temps et une victoire militaire décisive. À Anchorage, il sembla même y parvenir. Mais à Washington, le décor changea brutalement : Zelensky, flanqué des Européens, déjoua la mise en scène et força Trump à composer à son corps défendant avec des alliés qu’il pense pourtant accessoires.
Le récit du quotidien américain est précis, bien renseigné, mais il porte un biais révélateur. Il reste enfermé dans une grille de lecture binaire, celle d’un duel entre Moscou et Washington. Or un acteur crucial de cette tragédie est oublié : le retour lent et progressif de l’Europe sur la scène, non plus comme simple spectateur, mais comme un acteur qui ambitionne à jouer avec les grands. C’est là que réside le double aveuglement de ce conflit : Moscou continue de mépriser l’Europe, la voyant faible et divisée, tandis que Washington ne mesure pas l’ampleur de la mutation industrielle, financière et psychologique de cette péninsule depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump. Le MAGA blond, en brisant les conventions des relations atlantiques établies depuis la Pax americana de 1945, a en partie libéré les élites européennes de la relation hypnotique qu’ils entrenaient avec leurs maîtres à la bannière étoilée.
Les chiffres parlent pourtant d’eux-mêmes. Contrairement aux affirmations tonitruantes de Trump, l’Union européenne finance aujourd’hui une part cruciale du fonctionnement de l’État ukrainien. En 2025, elle a déjà engagé près de 40 milliards d’euros, qui s’ajoutent aux 50 milliards promis pour la période 2024-2027. Salaires des fonctionnaires, retraites, services sociaux, mais aussi une part grandissante de l’effort de défense ukrainien sont désormais européens. L’Ukraine vit, au quotidien, à crédit de Bruxelles et des capitales nationales. Le Washington Post, obnubilé par la relation bilatérale Trump-Poutine, a peu insisté sur ce fait décisif : sans l’Europe, la société ukrainienne se serait effondrée.
À cela s’ajoute un effort dans les hautes technologies de défense. L’Europe réarme, lentement, trop lentement, mais sûrement. Elle fabrique désormais plus d’obus de 155 mm que les États-Unis, et l’écart se creuse chaque mois. Rheinmetall passera d’ici à 2027 de 70 000 à plus d’un million d’unités par an. La Pologne produit un million de cartouches d’armes individuelles par jour. L’Europe ne se contente pas de produire des munitions en masse, elle développe aussi ses propres systèmes stratégiques. Le missile sol-air SAMP/T, conçu conjointement par la France et l’Italie, longtemps considéré comme inférieur au Patriot américain, a désormais comblé l’écart. Sa portée, portée à près de 150 kilomètres, rivalise directement avec le modèle américain. Et surtout, la production a été multipliée par cinq par rapport au plan initial de 2022. MBDA, le consortium européen, construit aujourd’hui en Allemagne une usine capable de fabriquer davantage de missiles Patriot que les États-Unis eux-mêmes. Ce basculement illustre un fait que Trump et son entourage n’ont pas voulu voir : l’Europe, en se libérant progressivement de sa dépendance technologique et politique des États-Unis, cherche à s’affirmer comme une puissance autonome dans le domaine de la défense aérienne.
Or, ce qui rend l’erreur d’appréciation si criante, c’est la comparaison économique. Les États-Unis conservent une production manufacturière massive, évaluée à près de 3 000 milliards de dollars. Mais leur main-d’œuvre industrielle s’est rétractée à moins de 13 millions d’emplois, soit environ 8 % de leur population active. L’Europe, elle, aligne encore près de 33 millions d’emplois manufacturiers. L’Allemagne en compte plus de 7 millions, soit près de 20 % de sa main-d’œuvre. Autrement dit, la vieille Europe possède une réserve d’usines, d’ouvriers et d’ingénieurs qui, lorsqu’ils sont mobilisés, peuvent relancer une production de guerre à une vitesse que Washington n’a pas anticipée.
Trump et son entourage, obnubilés par le cycle médiatique et par leurs propres improvisations, ne prennent pas la mesure de ce retournement. Ils croient encore que l’Europe est un poids mort, qu’elle ne vit que sous le parapluie américain, alors qu’elle ambitionne de devenir la colonne vertébrale matérielle du combat ukrainien. Ce décalage est frappant : Poutine ne cesse de ridiculiser l’Europe, Trump de la rabrouer, et pourtant ce sont ses usines, ses budgets, ses chaînes de montage qui tiennent le front.
L’histoire est ironique. L’Amérique, persuadée d’avoir l’initiative, voit s’éroder son poids relatif. La Russie, persuadée d’avoir neutralisé l’Europe, la réveille au contraire. Poutine a raté une paix avantageuse parce qu’il a sous-estimé ce réveil ; Trump a cru pouvoir imposer un compromis contre les intérêts des Européens et des Ukrainiens parce qu’il n’a pas vu la réalité industrielle du vieux continent. Dans ce double aveuglement se loge une vérité politique : l’Europe, lente, hésitante et timorée, n’en est pas moins redevenue indispensable. Elle n’a pas encore gagné son rang de puissance, on en est loin, mais elle a cessé d’être quantité négligeable. Et cela change tout.
Balbino Katz, chroniqueur des vents et des marées
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3 réponses à “Ukraine : l’Europe, spectre ignoré des négociations”
L’Europe combien de divisions? Je parles de divisions en sens militaire du terme. En revanche beaucoup de divisions politiques et chacun tire la couverture à lui. Les pays du nord rarement pro français ayant la fibre commerciale d’abord tous du monde pourritain! Et nous étranglés par des incompétents sortis de l’ENA and Co! Mais ils savent pérorer et gesticuler. Vite carte blanche au Mossad!
Vos chiffres sont interpellants, votre raisonnement a l’apparence de la solidité. Pourtant, je ne parviens pas à être convaincu. Peut-être parce qu’il nous manque un élément prépondérant : les combattants. Pas tant le nombre que la volonté de l’être.
» l’Europe, la réveille au contraire. Poutine a raté une paix avantageuse parce qu’il a sous-estimé ce réveil ». Le réveil de l’Europe! Tout le monde à droit de rêver.
Il est vrai qu’au bar de l’Océan devant une assiette d’huitre et un bon verre de vin blanc. Le port de pêche en fond et une jeune bretonne accorte en premier plan. Une planche de Corto Maltese comme point de vue. Tout cela porte à la rêverie.