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Guillaume Frantzwa sur l’année 1520. « Il m’a semblé y distinguer pour la première fois les traits du monde nouveau qu’allait devenir l’époque moderne » [Interview]

Il y a cinq siècles, le Moyen Age passait à la Modernité. La plupart des dates clés sont le témoin d’événements fondateurs : 476 marque la fin de l’empire romain d’Occident, 1453 la chute de Constantinople. Dans ce paysage, 1520 est l’exception qui confirme la règle. Année en suspens, elle se caractérise non par un événement majeur mais par une multiplication de faits qui font basculer le Moyen Âge dans la modernité.

C’est à cette année précisément que s’est raccroché, Guillaume FRANTZWA, qui vient d’y consacrer un livre enrichissant, paru aux éditions Perrin

En 1520, les rivalités européennes s’exacerbent. Deux jeunes souverains, Charles Quint et François Ier, rêvent d’empire universel. L’Europe se fragmente, dans la magnificence du camp du Drap d’Or, alors qu’un ennemi pressant se réveille à l’Est, avec l’avènement de Soliman le Magnifique. À ces tensions s’ajoute une dynamique d’expansion : suivant l’Espagne, la France et l’Angleterre se lancent dans la conquête de nouveaux territoires tandis que le Portugal étend sa domination du Brésil à la Chine.
1520 est aussi l’année des grandes découvertes, avec Magellan, et d’une profonde mutation de la connaissance du monde. Celle-ci encourage la critique d’une société en proie au doute et aux rêves d’âge d’or, au milieu de laquelle Luther apparaît comme une force de dissolution du monde chrétien.

Guillaume Frantzwa brosse avec talent les soubresauts de cette époque qui préfigure l’émergence d’un nouvel ordre mondial : celui de l’Europe moderne.

Nous l’avons interrogé pour découvrir un peu plus son livre

Guillaume Frantzwa – 1520 – Perrin – 20€

Breizh-info.com : Pouvez vous vous présenter à nos lecteurs ?

Guillaume Frantzwa : J’ai 29 ans, je suis archiviste paléographe, conservateur du patrimoine au centre des archives diplomatiques depuis 2017, et par ailleurs docteur en histoire de l’art. Je suis chargé de conserver les traités et accords conclus par la France. Ma période de recherche privilégiée s’étend de 1200 à 1550 et interroge les relations entre les arts, les modes de vie et le pouvoir. Cet essai sur 1520 est mon premier livre publié.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui a amené l’archiviste paléographe que vous êtes à écrire un livre sur l’année 1520 ?

Guillaume Frantzwa : Mes études m’ont amené à me questionner à plusieurs reprises sur les limites du Moyen Âge et de l’époque moderne. Le sujet n’est pas si simple qu’il semblerait de prime abord : de nombreux historiens anciens ont eu tendance à se focaliser sur des dates politiques, pas toujours très importantes dans la vie quotidienne des populations. D’autres chercheurs, notamment la génération de Jacques Le Goff, ont considéré que les changements d’époque ne pouvaient pas être brutaux, et que les mutations s’opéraient sur un temps long. Mais alors, comment justifier le maintien des périodes historiques admises par les universitaires ?

J’ai réfléchi pour ma part à une voie médiane, conciliant l’approche des évolutions de fond de la société avec les jalons d’événements importants dans tous les domaines. Cette maturation m’a alors amené à poser comme nouvelle frontière entre l’époque médiévale et la modernité les années 1510-1520, plutôt que d’autres dates communément admises comme la découverte du Nouveau Monde. Dans ces deux décennies, mon regard a été attiré ensuite par l’année 1520, car il m’a semblé y distinguer pour la première fois les traits du monde nouveau qu’allait devenir l’époque moderne.

Breizh-info.com : Quels sont les principaux évènements qui se sont déroulés cette année là ? Qu’ont-ils eu de majeurs pour la suite ?

Guillaume Frantzwa : Le choix de l’année 1520 ne va pas de soi pour les étudiants et le grand public : on se concentre souvent sur les événements politiques et les guerres, or la vedette est tenue à cette époque par la célèbre bataille de Marignan en 1515, puis par la bataille de Pavie en 1525. 1520 est une année de paix entre deux guerres, un peu plus discrète en apparence, mais fondamentale dans la définition d’équilibres géopolitiques au long terme. 1520 voit notamment le couronnement impérial de Charles Quint, et donne donc à voir comment se mettent en place les mécanismes de rivalité entre la France et l’Autriche, qui vont durer plusieurs siècles. Cette année est également la cadre de la rencontre du Camp du Drap d’Or, qui consacre l’Angleterre comme troisième force et futur acteur de grand poids dans la ronde des puissances. En outre, c’est le moment où Luther choisit de rompre définitivement avec Rome, ce qui accélère la division du monde occidental entre catholiques et protestants, qui est en Europe la rupture la plus sanglante du monde moderne et plonge l’Empire, la France, l’Angleterre, la Scandinavie et les Pays-Bas dans des cycles de guerres civiles et de conflits internationaux qui durent jusqu’à l’époque de Louis XIV pour le moins, et se combinent dramatiquement aux tensions ordinaires entre pays rivaux. Cette recomposition du monde occidental s’accompagne bien entendu d’une remise à plat de la littérature et des sciences, illustrée par la Renaissance et la contestation des humanistes envers l’ordre établi. Enfin, et c’est un point souvent oublié, 1520 est l’année qui voit reparaître, après une période de recentrage sur l’Orient, l’ennemi musulman aux frontières de l’Europe avec l’accession au trône ottoman de Soliman le Magnifique, qui va s’éverturer durant à dizaine d’années à abattre toutes les puissances chrétiennes à l’Est, jusqu’à envahir la Hongrie et l’Empire.

Ces événements sont les principales sources de refondation de l’Ancien Monde à l’aube de l’époque moderne, mais ils sont également appuyés par des entreprises menées au-delà des mers, des entreprises qui ont un impact direct sur le fonctionnement des monarchies occidentales. Ainsi les Portugais entament l’asservissement du Congo en 1520. Il s’agit de la première tentative de colonisation en Afrique, et de la systématisation des pratiques esclavagistes anciennement instituées par les populations locales. Cette action, qui vise à fournir la main d’oeuvre nécessaire aux colons et aux marchands occidentaux, initie une longue période malheureuse pour l’Afrique, mais conforte au long terme la prééminence européenne. Autre opération de nature proche, les Espagnols ont entamé la conquête de l’Amérique, en s’en prenant d’abord à la civilisation aztèque, mise à genoux en 1520 par les épidémies importées par les conquistadors. Le succès de la conquête asseoit au long terme la richesse et la puissance de l’Espagne, et permet à Charles Quint de réunir les moyens nécessaires à la lutte contre la France, le plus puissant pays d’Europe. Dans cette course à la domination mondiale, l’Asie, mise à part l’Inde, résiste beaucoup mieux en raison de l’éloignement et du moindre écart technologique entre elle et les explorateurs occidentaux. La cour de Pékin n’est ainsi nullement impressionnée par l’ambassadeur portugais qu’elle reçoit pour la première fois en 1520, et n’a aucune difficulté à repousser une tentative d’ingérence sur son territoire. Ce qu’il faut retenir cependant de cet épisode, c’est que le monde entre pour la première fois dans une ère de contacts et d’échanges globalisés, balbutiement de notre mondialisation moderne.

Breizh-info.com : Quels sont les personnages historiques marquants de cette époque ?

Guillaume Frantzwa : La plupart des grands personnages dont je parle sont des Européens, il s’agit notamment des souverains, et des quelques autres guerriers ou penseurs qui causent les grands bouleversements internationaux : le roi François Ier et l’empereur Charles Quint, qui entament un long duel devenu mythique, le roi Henri VIII d’Angleterre, qui assoit les bases de la puissance anglaise, le pape Léon X et Martin Luther, qui se disputent le contrôle moral de la chrétienté, Soliman le Magnifique, qui impulse un plan d’expansion de l’empire ottoman, Hernan Cortès, qui détruit les Aztèques en jouant habilement des rivalités indigènes, Machiavel, qui repense totalement la théorie politique, Thomas More, qui fonde les réfléxions sociétales modernes, Marguerite d’Autriche, tante de Charles Quint et régente des Pays-Bas, qui illustre la grande importance revêtue par les femmes de cette époque dans les tractations diplomatiques et la vie artistique, Raphaël enfin, dont la mort en 1520 ouvre la voie à un nouveau mouvement artistique généralisé à toute l’Europe.

Breizh-info.com : L’un des titres de  vos chapitres peut interpeller. Chrétienté contre Europe. Qu’entendez vous par là ?

Guillaume Frantzwa : Ce titre peut paraître en effet provocateur. Au cours de ma réflexion, il m’est apparu que je devais trouver un élément moteur du passage d’une époque à une autre pour que mon essai aboutisse à une conclusion claire et recouvrant tous les secteurs d’activité que j’examinais. Au fil de mon travail, j’ai fini par envisager que ce qui caractérisait le moment 1520, c’était la perte des repères, et surtout la perte de l’unité. La Chrétienté médiévale était une civilisation à part entière, travaillée par des luttes politiques internes, certes, mais cimentée par une foi unique garantie par l’Eglise depuis la chute de l’empire romain.

Après 1520, cette vision est dépassée, remplacée par une pluralité de nations aux croyances divergentes qui se disputent le partage du monde. La réalité de l’Europe des puissances en compétition succède à l’homogénéité, institutionnelle sinon intellectuelle, qui prévalait au Moyen Âge. Ce constat s’appuie au demeurant sur un paradoxe : les puissants et la société imposent un changement d’époque sur la base de rêves purement médiévaux. Luther et ses partisans veulent retrouver un âge d’or imaginaire pour se rapprocher du Christ, les monarques européens rêvent d’empire universel dans la lignée de Rome, les humanistes et les artistes veulent revenir aux sources de leur héritage pour se rapprocher d’un idéal de dévotion. Ces démarches seront eclipsées plus tard par les impératifs géopolitiques et économiques qui président à la nouvelle ouverture de l’Europe sur le monde.

Breizh-info.com : Parlez nous également de ces deux arts (moderne, antique) qui s’opposent à cette époque ?

Guillaume Frantzwa : J’ai voulu mettre en lumière le fait, trop peu connu du public, que l’art médiéval n’avait rien de moribond lorsqu’a surgi la Renaissance. Dans la plupart des territoires occidentaux, l’art moderne admis n’est autre que l’art gothique flamboyant issu du Moyen Âge. Cet art est toujours très productif, et compte des dizaines d’édifices majeurs en construction à travers l’Europe, sans compter les oeuvres d’art produites notamment par les peintres de l’école flamande et les sculpteurs français et germaniques. Il n’y a pas eu de conquête naturelle des esprits ni de révolution artistique écrasante de la part de la Renaissance.

En 1520, les élites décident peu à peu d’embrasser cet art et imposent ce choix aux masses pour des raisons politiques : voilà vingt-cinq ans que l’Italie est un champ de bataille, car ses ports et ses villes permettent de capter des ressources commerciales de premier plan et de conforter des ambitions impérialistes. Or, la Renaissance est encore avant tout un mouvement italien, désigné par les autres pays comme un “art à l’antique”, car il s’inspire de façon flagrante de l’art gréco-romain. Un art, en d’autres termes, vu comme mort depuis mille ans. Le choix des rois – surtout en France – et de leurs courtisans de privilégier cet art à l’antique, fruit des artistes italiens, relève d’une stratégie de communication mûrement réfléchie visant à s’affirmer comme les dominateurs naturels de la péninsule. Sans ce choix volontaire des puissants, la diffusion de l’art de la Renaissance aurait vraisemblablement été beaucoup moins rapide et beaucoup moins exclusive. Elle sonne quoi qu’il en soit le déclin d’une tradition artistique encore bien vivante en 1520, et qui s’étiole cependant sur un temps long, par endroits jusqu’au début du XVIIe siècle.

Breizh-info.com : Y’a-t-il une filmographie que vous conseilleriez sur cette période à nos lecteurs ? ou d”autres ouvrages plus spécifiques ?

Guillaume Frantzwa : Au plan livresque, la biographie de François Ier la plus proche de la réalité est probablement celle de Didier Le Fur parue en 2015. Du même auteur, Une brève histoire de la Renaissance permet d’avoir un aperçu de l’époque sans les illusions et les clichés qui abondent dans la plupart des ouvrages. François Ier n’a pas reçu à ce jour d’interprétation cinématographique à sa hauteur, non plus que Charles Quint et les autres grands personnages de l’époque. Je citerais volontiers la pièce de Montherlant Le Cardinal d’Espagne, disponible dans la filmographie de la Comédie française, qui illustre l’ambiance très particulière de la cour espagnole et l’attente mêlée de ressentiment que suscite l’arrivée du jeune Charles Quint.

L’empereur peut être efficacement cerné par la biographie de Philippe Erlanger en 1980, que d’autres ouvrages plus récents peinent à éclipser. Henri VIII, sa famille et sa cour peuvent recevoir un aperçu amusant, quoique peu sérieux au plan historique, par la série des Tudors (2008-2010). J’ajoute le film, un peu plus crédible, Deux soeurs pour un roi sorti en 2008, ou encore la pièce de Shakespeare qui porte le nom du roi. Je recommande en outre l’ouvrage récent de Bernard Cottret, Les Tudors, paru en 2019, qui dépeint une époque fondatrice de l’histoire anglaise avec la rigueur de l’universitaire et le charme crû d’une série à succès. Le sultan Soliman peut être découvert par la biographique d’André Clot parue en 1992. La question de la réforme protestante et de la crise de la société peut être vue en profondeur par l’ouvrage de Pierre Chaunu, le Temps des Réformes. Sur la question du sort des populations africaines, la référence à lire est l’ouvrage solide d’Olivier Pétré-Grenouilleau, Les Traites négrières, paru en 2004. Plus globalement la colonisation et le partage du monde peuvent enfin être étudiées par trois ouvrages excellents et clairs : L’Amérique espagnole de Bernard Lavallé (2009), Les Compagnies des Indes orientales de Philippe Haudrère (2006), et Empire portugais d’Asie de Sanjay Subrahmanyam (1999).

Propos recueillis par YV

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