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Argentine. Le regard d’Olier Mordrel, nationaliste breton, sur le Péronisme [Partie 2 – Exclusif]

En exil en Argentine de 1946 à 1969, le principal penseur du nationalisme breton du XXe siècle, Olier Mordrel, a vécu de près l’aventure du péronisme au pouvoir et sa chute brutale en 1955. De retour en Bretagne, il rédigera un texte fascinant sur l’Argentine et le péronisme, débutant avec la naissance du futur général Perón jusqu’à la chute de son second régime en 1976. Resté inédit à ce jour, son intérêt est d’autant plus grand que l’Argentine vient de connaître un spectaculaire bouleversement politique avec la fin du régime péroniste de gauche voici quelques semaines et l’arrivée au pouvoir de Javier Milail, un ultra capitaliste bien décidé à défaire tout ce que le péronisme a construit. Il est frappant de constater que la fin du régime péroniste originel du début des années cinquante et celle de celui instauré par la famille Kirchner entre 2003 et 2023 (avec un bref intermède libéral entre 2015 et 2019) se ressemblent comme deux gouttes d’eau.

Écrit en Europe, ce texte n’est pas celui d’un historien, mais plutôt celui d’un essayiste ne disposant que de ses souvenirs et de coupures de presse envoyées par sa fille Yola depuis Buenos Aires. Malgré quelques faiblesses historiographiques, ce texte demeure un puissant témoignage de première main sur le péronisme, écrit par un homme qui aurait logiquement dû le considérer avec bienveillance. Pourtant, la dure réalité de la vie d’un exilé à Buenos Aires lui a permis de vivre le péronisme non seulement de l’intérieur, mais aussi du plus bas de l’échelle sociale. Cette expérience lui a ouvert les yeux, lui faisant voir le régime dans toute sa triste réalité, et lui a fait percevoir l’influence délétère qu’il allait avoir sur le développement, ou plutôt le non-développement, de l’Argentine.

Nous l’avons découpé en plusieurs parties et vous proposerons, chaque jour jusqu’à sa fin, un épisode.

Paradoxes argentins

Les «pères de la patrie», en Argentine comme dans tous les nouveaux états nés de l’effondrement de l’empire espagnol, étaient pénétrés des idées de la révolution française et de la mystique de la franc-maçonnerie. Les constitutions successives qui virent le jour sur les bords de la Plata ne furent jamais en retard sur leur temps. A l’orée du XXe siècle, l’Argentine a tous les aspects extérieurs d’une démocratie: division des pouvoirs, pluralité des partis, suffrage universel, égalité des droits, justice réglementée par un code civil et un code criminel, en somme l’ordre assuré dans tous les domaines selon des normes éthiques et légales identiques à celle de la France.

On peut s’y tromper. Mais un séjour dans le pays a vite montré qu’il s’agit d’une façade plaquée sur une activité économique au pouvoir de puissances financières étrangères  et une vie sociale entièrement soumis des usages remontant à la conquista du désert. L’estanciero, surtout dans les parages éloignés, a conservé droit de vie et de mort sur ses péons. Bien sûr, il existe une justice et une police. Mais il est si facile, et si avantageux, d’interprêter un meurtre sang-froid comme un acte de légitime fense. La seule chose qui compte est de respecter les formes. Les services publics sont là pour tout le monde, mais l’habitude est ancienne, si bien établie de ne prendre de la peine que pour quelques-uns. Les autres peuvent faire la queue pendant des heures et revenir le lendemain et encore les jours suivants.

Ces institutions restèrent longtemps une façade pleine de bonnes intentions plaquée sur l’architecture sociale issue de la conquista du «désert» et en contradiction souvent ouverte avec des moeurs remontant à la domination espagnole sur un peuple d’Indiens réduits en esclavage.

La paix, dans les familles, jusqu’à une date toute récente, et probablement encore dans certaines provinces du nord, était assurée par l’engagement d’une petite bonne métisse, quand il y avait des grands garçons à la maison. On faisait venir une fillette de la campagne pauvre pour l’initier aux travaux domestiques. On la choisissait à peine pubère pour être sûr de son état de santé. S’il advenait que son tour de taille devienne inquiétant, on la renvoyait à son rancho bourdonnant de moustiques avec un petit pécule. Sa jeune sœur venait la remplacer. C’était l’institution de l’esclavita, que ne prévoyait pas le préambule philosophique de la constitution.

Le temps où peu distinguait les fonctionnaires des conquérants et où l’épée était symbole de leur autorité marquait encore les mœurs administratives au début du siècle. C’était bon pour la chusma – la canaille – de faire la queue durant quelques heures devant un guichet, qui  s’ouvrait et se fermait selon le bon plaisir du préposé. Quand on était quelqu’un et qu’on avait des relations, on passait par derrière et on était servi aussitôt avec force courbettes. 

Ce ne sont pas des circonstances actuelles qui expliquent le phénomène argentin du double-emploi généralisé pour tous les fonctionnaires civils et militaires. Dessinateur ou conducteur de travaux pour le compte d’un ministère jusqu’à treize heures et reprenant à partir de quatorze heures les mêmes emplois pour une entreprise privée. Commandant de compagnie dans une caserne le matin et placier en vins l’après-midi. La règle est générale. 

L’idiosyncrasie nationale

Les paradoxes de la vie argentine ont des conséquences psychiques, que le double atavisme indien et méditerranéen est loin d’atténuer. Les Argentins ont un goût de la solennité et des enfilades de grands mots qui ne s’expliqueraient pas sans cela. 

A la fin du siècle dernier, quand un parlementaire argentin rendait visite à une tribu du désert pour négocier une suspension d’armes, la rencontre des deux parties n’avait lieu qu’après que les rites de rigueur aient été observés. Les deux rangs de cavaliers se font face à la distance d’un jet de flèche. Les chefs s’avancent et échangent des saluts et des souhaits. Puis chaque cavalier ranquel s’avance à son tour, pour aller saluer l’un après l’autre chaque cavalier «chrétien». Mais le second ne sort du rang que quand le premier l’a réintégré. Après que les Indiens y sont tous passés, c’est au tour des Argentins. On voit le temps que peut demander une telle cérémonie, qui n’est que le plat de résistance d’un ensemble de manifestations équestres.

On pense irrésistiblement à la mission du colonel Lucio Victorio Mansilla chez les Ranqueles quand on est frappé de la profusion de défilés militaires dont est chargé le calendrier argentin. Tous les prétextes sont bons. Il semble qu’il s’agirait de la mission essentielle de l’armée. En France la revue est une corvée. En Amérique latine, c’est une passion. Plusieurs semaines à l’avance, a lieu chaque matin la « pratique de défilé», où l’on voit les serre-files aboyer le long de la colonne jusqu’à ce que la ressemblance avec les soldats de bois soit atteinte.

Tout acte de transmission de pouvoir, aussi bien dans une société privée qu’au niveau du gouvernement, toute inauguration d’une crèche comme d’un institut, donne lieu à un acto. Tous sont là, il y a toujours foule. On se presse. Et les discours, plus ampoulés, plus conventionnels les uns que les autres, succèdent aux discours. Le haut-parleur est la seule mécanique qui ignore les pannes de fonctionnement entre le Rio Grande et le détroit de Magellan.

L’important, donc, n’est pas d’être, il est de paraître. C’est toujours la façade qu’il faut tendre devant une réalité désenchanteresse. Quand un ministre inaugure une route nouvelle, il inaugure les trois premiers kilomètres, ou rien ne manque. Plus loin ? Qui s’en soucie, en dehors des usagers du coin, qui savent qu’avec les premières grandes pluies, passés les trois splendides kilomètres, leurs voitures vont s’enliser jusqu’aux essieux. Telle est l’idiosyncrasie argentine. L’homme puissant et généreux qui, jeune officier, avait forgé le rêve d’une «nouvelle société» dans sa patrie, devait y succomber comme les autres.

Un enfant naît. Il faut l’armer pour l’existence. On l’appelle Horace, Alexandre, Aristobulo ou Nicanor. Il n’est décent que de mentionner le grand peuple argentin ou sa glorieuse armée. L’ absence de l’épithète serait offensante. Dans la rue, à la vue d’un drapeau, on crie « Vive la patrie !». Il n’est de journée scolaire qui ne s’ouvre un chant patriotique et ne se termine par l’hymne aux couleurs, tandis qu’un enfant hisse, ou amène avec une solennelle lenteur, le pavillon blanc et céleste, qui toute la journée flamboie au mastil planté au milieu de la cour de récréation.

Le contraste entre le nationalisme exacerbé des Argentins, qui donne sur les nerfs de leurs voisins brésiliens ou chiliens, leur sensibilité nationale à fleur de peau qui voit la entrega, la «livraison», du pays à l’étranger à l’occasion du moindre traité commercial, et l’impudence avec laquelle, gouvernement après gouvernement se livrent au pillage du bien public, est un trait de l’idiosyncrasie nationale.

Le jeune homme puissant et généreux, qui, à peine débarqué de sa Patagonie, avait forgé le rêve d’une nouvelle société pour sa patrie, devait prouver au cours de sa météorique carrière que cette idiosyncrasie était aussi la sienne.

Crédit photo : Wikipedia (cc) et Fond TM pour les photos d’Olier Mordrel (Tous droits réservés, reproduction interdite)

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