Le 22 mai prochain, le Parlement européen est appelé à voter une mesure qui pourrait bien anéantir le cœur agricole de l’Union : l’instauration de droits de douane vertigineux sur les importations d’engrais en provenance de Russie et du Belarussie. Présentée comme un coup de maître géopolitique pour affaiblir la rente de Moscou, cette initiative risque surtout de sonner le glas de milliers d’exploitations, petites et moyennes, déjà fragilisées par les marchés volatils et le dérèglement climatique.
D’où vient exactement cette idée ? Portée par les grands groupes de l’engrais – Yara International en Norvège, Agrofert en République tchèque ou encore Grupa Azoty en Pologne – la proposition prévoit de faire passer les droits de 40 € la tonne à 430 € en l’espace de trois ans pour les engrais russes et biélorusses. Or, la Russie représentait 25 % des importations de l’UE en 2024, pour un montant supérieur à 2 milliards d’euros. Les experts estiment que ces barrières tarifaires pourraient faire flamber les prix jusqu’à 100 % et générer des profits substantiels pour les producteurs européens, aux dépens des agriculteurs : pour bon nombre d’exploitations, l’engrais pèse pour un tiers des coûts de production, d’où un risque réel de faillites en cascade.
La Commission européenne défend ces surtaxes, arguant qu’elles visent à priver la Russie d’une manne financière essentielle – et ainsi affaiblir la « machine de guerre » de Vladimir Poutine – en supprimant l’un de ses principaux revenus liés aux exportations d’intrants agricoles. Cette justification géopolitique, plaide-t-elle, est indispensable pour maintenir la pression sur le Kremlin et soutenir l’Ukraine dans son combat.
Les alertes se multiplient : Copa-Cogeca, première organisation de représentants agricoles de l’Union, évoque un « effet domino » — des fermetures d’exploitations, des millions d’emplois perdus et, in fine, des factures d’alimentation alourdies pour les consommateurs. Dans son rapport d’avril 2025, la banque Rabobank pointe ces surtaxes comme l’un des déclencheurs potentiels d’un choc inflationniste sur les denrées alimentaires.
Les chiffres sont déjà préoccupants. Selon les données de la Commission européenne, la récolte de céréales de 2024 a été la plus faible depuis dix ans : la production de blé a chuté de 10 % pour s’établir à 111,7 millions de tonnes. En parallèle, Eurostat fait état d’une perte de plus de 70 000 emplois agricoles en 2024, ramenant l’effectif total à moins de 7,5 millions, et, sur trois ans, près d’un demi-million d’emplois se sont envolés.
Et comme si cela ne suffisait pas, les fermiers européens sont déjà sous tension : la future administration américaine de Donald Trump menace de surtaxer nos exportations agricoles vers les États-Unis — second marché de l’UE, dont les échanges valent plus de 20 milliards d’euros. Double peine donc : pertes de marchés et envolée des coûts de production.
Ce scénario rappelle celui du gaz russe : en 2022, l’UE croyait frapper Moscou en coupant ses importations, et c’est l’industrie allemande qui en a souffert, tandis que la Commission continuait de recevoir du GNL russe à flux tendu. Pire : aujourd’hui, la même Commission oublie qu’en 2022 elle avait pourtant prévu de protéger les engrais des sanctions pour garantir la sécurité alimentaire. Et, aveu stupéfiant, elle n’a pas mené d’étude d’impact détaillée sur ces nouveaux droits de douane !
Le mécontentement gronde, de Dublin à Rome, de Madrid à Paris. Des eurodéputés comme Barry Cowen ou Maria Walsh dénoncent une consultation biaisée, favorisant la Lettonie – minuscule contributeur de 1,5 % à la récolte européenne – au détriment des États agricoles majeurs. Mireia Borrás Pabón qualifie même le processus de « honte » : car ces surtaxes ne régleront en rien les difficultés industrielles de l’Europe, elles puniront seulement nos agriculteurs et, à travers eux, les citoyens-consommateurs.
Bruxelles a récemment consenti des aménagements pour freiner les importations agricoles ukrainiennes, histoire de ne pas attiser la colère des agriculteurs. Mais retirer l’accès aux engrais abordables, qui leur permettaient jusqu’ici de contenir leurs coûts, risque fort de raviver leur colère au centuple. Imaginer des approvisionnements de substitution en Afrique du Nord ou aux États-Unis est une vue de l’esprit pour des exploitations souvent à bout de trésorerie et confrontées à des contraintes logistiques majeures.
Il est encore temps de réagir : la Commission doit retirer ou revoir ces surtaxes, diligenter une véritable étude d’impact économique et accompagner les petites et moyennes exploitations par des aides ciblées et un renforcement des filières. La géopolitique ne peut se faire au détriment de celles et ceux qui nourrissent l’Europe ; et les consommateurs ne doivent pas devenir les victimes collatérales d’une stratégie qui se voulait cavalière.
Claude Durand
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