Mon salon est envahi, non par la hauteur, mais par la longueur. Un mètre cinquante de livres non lus court le long d’un meuble bas, comme une digue trop courte face à la marée montante. Des ouvrages achetés avec cette confiance naïve dans le temps long qui caractérise encore ceux qui lisent. L’amiral de Grasse et l’indépendance américaine, Commander en opérations y côtoie une Histoire du blé en Argentine ou Les métamorphoses de Jérôme Fourquet, posé là comme un rappel méthodique de ce que devient une société lorsqu’elle se transforme sans se comprendre. C’est dans ce décor paisible que j’ai suivi sur X, cette agora électrique où la réaction précède toujours la réflexion, les suites l’entretien de Nick Fuentes avec Piers Morgan que j’avais écouté sur la dune de Lechiagat.
L’échange, en lui-même, n’avait rien d’exceptionnel. Un jeune polémiste américain, à la parole abrupte, face à un journaliste britannique rompu à l’art du tribunal médiatique. Le dispositif est connu, presque mécanique. Ce qui retient l’attention se situe ailleurs, dans ce que l’entretien a libéré ensuite, une série de réactions révélatrices d’un malaise plus ancien. Une question refoulée est revenue au premier plan, celle du rôle joué par certaines organisations juives occidentales dans le désarmement moral, juridique et politique des sociétés européennes et nord-américaines.
Le propos de Nick Fuentes pèche par excès de simplification. Il confond des organisations avec un peuple, et un peuple avec une essence intemporelle. Or la politique ne se laisse jamais enfermer dans ce type de raccourci. Elle est affaire d’institutions, de générations, de ruptures internes. Cela dit, le fond de la mise en cause ne surgit pas du néant. Depuis plusieurs décennies, des organisations juives influentes ont assumé un rôle moteur dans la promotion d’un universalisme juridique, d’un antiracisme militant et d’une immigration de masse présentée comme horizon moral indiscutable.
Il convient toutefois de rappeler un fait souvent oublié. La droite radicale française s’est ralliée au sionisme à partir de 1956, dans le contexte conjugué de la crise de Suez et surtout de la guerre d’Algérie. Ce rapprochement ne procédait ni d’un idéalisme particulier ni d’une fascination culturelle, encore moins d’une réflexion linguistique ou civilisationnelle. Il s’enracinait dans une hostilité commune au monde arabo-musulman, perçu alors comme un bloc hostile, insurgé et soutenu par les puissances adverses de la France. Israël apparaissait comme un allié objectif, un État occidental en armes, engagé dans un combat frontal contre les mêmes forces, assumant sans fard la violence politique, la guerre préventive et la défense de ses frontières. Cette convergence d’intérêts, nourrie par l’expérience algérienne, a structuré pendant près de deux décennies une alliance de fait entre milieux nationalistes français et organisations juives, alliance qui perdura jusque dans les années 1970 avant de se déliter sous l’effet des recompositions idéologiques de l’après-68.
Ce lien n’a pas été rompu par la droite française. Il a été progressivement détruit par le militantisme de gauche des organisations juives occidentales, notamment françaises et plus encore dans les décennies suivantes. Les élites issues directement de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, celles pour qui la défense communautaire constituait la raison d’être première de ces organisations, ont progressivement cédé la place, à partir des années 1980, à une nouvelle génération. Celle-ci, clairement engagée à gauche, a déplacé le centre de gravité de ces structures. La lutte contre l’antisémitisme réel s’est muée en combat idéologique permanent contre toute affirmation identitaire européenne. En France, cette mutation s’est traduite par une obsession quasi exclusive, la délégitimation du Front National, devenu le repoussoir commode d’un antifascisme d’appareil, souvent déconnecté des réalités sociales et démographiques du pays.
Je situe personnellement le point de bascule au 9 décembre 1979, lors de l’attaque du XIVe colloque du GRECE à Paris. J’y étais. Ce jour-là, quelque chose s’est brisé. Il ne s’agissait pas d’un simple incident militant, mais d’un signal politique clair. Pour la première fois, une partie organisée du monde associatif juif assumait publiquement la criminalisation d’un courant intellectuel européen qui ne lui était ni hostile ni antisémite, mais simplement dissident. Ce moment marque, à mes yeux, la rupture définitive entre une droite française longtemps favorable à Israël et des organisations qui avaient choisi de s’inscrire dans une logique de combat idéologique de gauche.
Le danger apparaît lorsque cette critique institutionnelle glisse vers une dénonciation indistincte. Confondre ces organisations avec les Juifs en tant que peuple vivant relève de l’erreur de diagnostic. C’est là que la colère devient stérile. Les organisations juives occidentales ne représentent plus, depuis longtemps, l’ensemble du judaïsme réel, celui des familles, des croyants, des individus ordinaires. Elles incarnent une idéologie, figée dans un univers moral hérité de l’après-guerre, prolongé artificiellement dans un monde qui a changé de nature.
Plus encore, cette confusion empêche de voir l’essentiel, l’État d’Israël, engagé dans un combat d’un tout autre ordre. Israël vit déjà ce que l’Europe refuse encore de nommer, un affrontement démographique, culturel et sécuritaire où le droit abstrait cède devant la nécessité vitale. En ce sens, Israël n’est pas un acteur périphérique de notre histoire, mais un miroir avancé, parfois gênant, de ce qui attend les nations qui ont renoncé à se penser comme telles. Ce que les Européens se refusent à admettre, les Israéliens le vivent chaque jour, sans fard, sans illusion juridique.
En Bretagne, cette réalité n’a jamais été perçue avec hostilité. Elle a longtemps suscité une admiration discrète. Le miracle de la renaissance de l’hébreu moderne y a été vu comme une marche à suivre, un exemple concret pour notre propre langue nationale, reléguée, contenue, folklorisée. Il existait, dans cette pointe occidentale de l’Europe, une compréhension instinctive de ce que signifie survivre comme peuple lorsque l’État vous nie ou vous dissout.
C’est dans ce contexte qu’il faut rappeler la lettre adressée en 1967 par Olier Mordrel au président du Conseil de l’État juif, à la suite de la guerre des Six Jours. Le texte, marqué par son époque et par le parcours de son auteur, exprimait une admiration sans détour pour la capacité d’Israël à assurer sa survie politique et militaire. Mordrel y voyait, avec les mots de son temps, une leçon pour d’autres peuples niés dans leur existence. On y lit moins une hostilité à l’autre qu’une angoisse de la disparition, et la conviction que les peuples ne survivent que lorsqu’ils se rassemblent, se nomment et se défendent.
Ce document rappelle simplement qu’il a existé, et qu’il existe encore, une lecture européenne du destin juif qui ne passe ni par la culpabilité perpétuelle ni par l’hostilité systématique. Cette lecture s’oppose frontalement aux simplifications actuelles, où l’on préfère désigner des coupables globaux plutôt que d’analyser les idéologies à l’œuvre.
C’est ici que la ligne défendue par Jared Taylor et son association American Renaissance mérite d’être évoquée. Non comme une orthodoxie, mais comme une stratégie intellectuelle. Taylor a toujours estimé que le seul moyen de sortir de l’affrontement stérile consistait à convaincre les Juifs, que la survie des peuples européens n’est pas contradictoire avec la leur. Cette position, souvent caricaturée, refusait au moins la facilité du ressentiment et de l’essentialisation.
En refermant l’ordinateur, mon regard revient à ces livres alignés sur le meuble. Des récits de navigation, de cycles agricoles, de transformations démographiques. Ils rappellent une évidence que notre époque feint d’ignorer. Les peuples disparaissent rarement sous les coups de leurs ennemis déclarés. Ils s’effacent lorsqu’ils se trompent de diagnostic, de langage et d’adversaire.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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Crédit photo : DR (photo d’illustration)
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