Je lis La Nación sur l’écran de mon ordinateur, regrettant de ne pas être à Buenos Aires pour tenir le journal entre mes mains, sentir le papier, plier les pages, marquer d’un ongle un passage à relire. Ici, dans la cuisine bretonne, le maté fume doucement, l’aile de raie achève sa cuisson au court-bouillon, poisson modeste devenu, ces jours-ci, l’un des rares encore accessibles. L’Argentine, elle aussi, vit désormais de ce qui reste, de ce qui n’a pas encore disparu sous l’effet de la pénurie, de l’inflation passée et de l’austérité présente.
Sous la plume de Joaquín Morales Solá, La Nación dresse un tableau sévère et lucide du moment politique argentin, celui d’un pays gouverné par Javier Milei face à une opposition non pas affaiblie, mais littéralement disloquée. Le péronisme survit à peine, suspendu au destin judiciaire de Cristina Fernández de Kirchner, condamnée et promise à l’inéligibilité. Le radicalisme, cent trente-quatre ans d’histoire, erre sans chef, sans ligne, sans souffle. Deux piliers effondrés, laissant le pouvoir debout par défaut, non par adhésion.
Le paradoxe est cruel. Morales Solá le montre bien. Milei gouverne un pays socialement épuisé, où la consommation s’effondre, où les habitudes forgées par des décennies d’inflation, acheter aujourd’hui pour payer demain avec une monnaie dévaluée, se retournent brutalement contre les ménages. Les Argentins découvrent ce que signifie une monnaie stabilisée au prix de la récession. La pauvreté recule légèrement, les chiffres officiels le confirment, mais la vie quotidienne reste dure, âpre, silencieuse. L’enthousiasme n’existe pas. Il n’y a que la résignation et l’attente.
Au cœur de cette situation se trouve un dilemme que l’article suggère et que tout Argentin connaît intimement, celui de la dette en dollars. L’Argentine est un pays qui pense en pesos, mais qui doit en dollars. Chaque échéance de remboursement rappelle cette dépendance ancienne, presque coloniale, à une monnaie étrangère qui conditionne la politique budgétaire, les choix sociaux et la marge de manœuvre du pouvoir. Milei a fait le choix, risqué mais cohérent, de respecter les engagements, de payer, de restaurer une crédibilité perdue depuis trop longtemps. Ce choix a un coût immédiat, social, politique, humain. Il est aussi le seul qui puisse, à terme, rouvrir l’accès aux marchés et desserrer l’étau.
Il faut ici rappeler un fait que La Nación souligne avec insistance et que l’on comprend mal depuis l’Europe. Pour la première fois depuis des années, l’Argentine a retrouvé l’accès aux marchés financiers internationaux, non pas par un tour de passe-passe monétaire, mais par l’émission de dette en dollars sous juridiction argentine. Ce point est essentiel. Il signifie que les créanciers acceptent de prêter à nouveau à un État qui s’engage à respecter son propre droit. C’est un signal de confiance fragile, mais réel, obtenu au prix d’une rigueur budgétaire brutale et politiquement coûteuse.
Cette ouverture ne dissipe pourtant pas l’angoisse de fond. Les échéances de remboursement à venir sont lourdes, très lourdes. Entre 2025 et 2028, l’Argentine devra faire face à plusieurs dizaines de milliards de dollars de paiements, qu’il s’agisse de la dette réaménagée, des engagements vis-à-vis du FMI ou des nouvelles émissions destinées à refinancer l’existant. Morales Solá rappelle que ces chiffres ne sont pas abstraits, chaque échéance conditionne la politique économique, chaque versement en dollars impose des arbitrages immédiats, douloureux, souvent impopulaires. Le pays vit désormais au rythme de son calendrier de dettes.
La question centrale demeure donc entière, presque insoluble. Comment payer en dollars sans recréer de pesos dans une économie qui peine à redémarrer ? L’Argentine n’exporte pas encore assez, elle ne produit pas suffisamment de devises, et la croissance reste trop faible pour absorber ce choc sans recours monétaire. Émettre des pesos pour acheter des dollars sur le marché intérieur serait la solution la plus facile, la plus argentine aussi, mais ce serait rouvrir instantanément la spirale inflationniste que Milei a précisément voulu briser. Le pouvoir est ainsi pris dans un étau, ou bien respecter la discipline et risquer l’asphyxie sociale, ou bien relâcher la contrainte et ruiner la crédibilité retrouvée. C’est ce dilemme silencieux, plus encore que les discours, qui définit aujourd’hui la gravité de l’heure argentine.
Morales Solá décrit avec précision cette Argentine étranglée par son propre État. Une fiscalité empilée, fédérale, provinciale, municipale, qui asphyxie les classes moyennes et décourage toute initiative. Un droit du travail figé, pensé pour un monde industriel disparu. Une bureaucratie tentaculaire, nourrie par le clientélisme péroniste. Milei apparaît alors non comme un idéologue fantasque, mais comme un homme tenant le bistouri, obligé de couper dans un corps malade, au risque de provoquer des douleurs violentes, parfois insupportables.
Le texte insiste aussi sur la solitude du pouvoir. Les gouverneurs négocient, marchandent, menacent. Les anciens alliés se dispersent. L’opposition n’oppose plus, elle survit. Cette hégémonie par défaut est dangereuse. Un pouvoir sans contradicteurs sérieux finit toujours par se heurter à la réalité brute, celle de la rue, des provinces, des corps intermédiaires. Morales Solá le sait, et son article est aussi un avertissement, Milei ne pourra pas éternellement gouverner sur des ruines.
Ce qui affleure pourtant, sans être nommé, c’est la dimension tragique de ce moment argentin. Le pays paie aujourd’hui des décennies de déni, de fuite en avant, de refus obstiné de la réalité économique. Chaque génération a transmis à la suivante une dette plus lourde, une illusion supplémentaire. La baisse récente de la pauvreté ne suffit pas à effacer la fracture sociale profonde, ni la fragilité extrême du modèle. L’Argentine reste suspendue au bon vouloir des créanciers, à la confiance toujours conditionnelle des marchés, à la stabilité d’un dollar qui n’est pas le sien.
Je referme l’article, l’écran s’assombrit un instant, la raie est prête. Je pense à Buenos Aires, à ses kiosques, à ses journaux du matin, à cette manière si argentine de commenter la politique comme on commente le football, avec passion, colère et fatalisme. Milei n’est ni un messie ni un tyran. Il est l’homme d’un passage étroit, chargé de faire traverser un gué dangereux à un pays qui n’a plus le droit de reculer.
Depuis la Bretagne, où l’on sait ce que signifie vivre à la périphérie d’un État central obèse, l’Argentine apparaît comme un miroir lointain et familier. Un pays immense, riche, usé par ses illusions, contraint aujourd’hui de choisir entre la rigueur et la disparition lente. Morales Solá a raison, l’opposition est dévastée. Le pays, lui, est à vif. Et dans ces moments-là, l’Histoire, sans prévenir, décide parfois de bifurquer vers l’inattendu.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
Une réponse à “Sans opposition, Milei entre pourtant dans la zone de danger”
Un excellent article, comme beaucoup d’autres sur Breizh Info.
Mais j’ai l’intuition que l’Argentine s’en sortira même si elle est sur le fil du rasoir.
Elle a la chance d’avoir un président étonnant et réaliste.