En Irlande du Nord, la lutte contre l’influence persistante des groupes paramilitaires prend un tour paradoxal : le nom de l’entreprise privée chargée d’une nouvelle campagne de sensibilisation, financée jusqu’à 200 000 £, est gardé secret par le ministère de la Justice. Motif invoqué : des raisons de sécurité, afin de prévenir tout risque d’intimidation par les groupes criminels visés.
Depuis 2018, la campagne Ending the Harm s’efforce d’alerter les habitants sur les méfaits des organisations paramilitaires sur la vie des communautés locales. Cette initiative s’inscrit dans un programme plus large piloté par l’exécutif nord-irlandais, en partenariat avec le gouvernement britannique, visant à démanteler ces réseaux criminels et à prévenir la criminalité organisée.
La phase la plus récente de la campagne, lancée à l’automne dernier, s’attaque à des réalités préoccupantes : exploitation criminelle des mineurs, extorsion des entreprises, violences contre les femmes et les jeunes filles… Le contrat public récemment attribué vise à financer des actions publicitaires et de communication sur ces thèmes, pour une durée initiale de dix mois, éventuellement prolongée.
Une menace toujours réelle
Le ministère de la Justice a confirmé que l’identité du prestataire resterait confidentielle, conformément aux règles fixées dans l’appel d’offres. Une mesure que certains élus, comme Matthew O’Toole, chef de l’opposition à Stormont, jugent révélatrice : « C’est le triste reflet de notre société que de devoir cacher le nom d’une entreprise pour la protéger des représailles des paramilitaires, alors même qu’elle œuvre à dénoncer leur emprise. »
Le programme Communities in Transition (CIT), lui aussi financé par l’exécutif, distribue depuis 2019 des millions de livres à des associations intervenant dans des quartiers marqués par un passé paramilitaire. Parmi les bénéficiaires, deux associations — Community Restorative Justice (CRJ) et NI Alternatives — perçoivent à elles seules plus de 2 millions £ pour différents projets de prévention. Leur particularité : être dirigées par d’anciens membres de groupes armés. Jim McCarthy, à la tête de CRJ, est un ex-IRA condamné dans les années 70 pour détention d’armes. Tom Winstone, co-dirigeant de NI Alternatives, a purgé une peine pour meurtre au sein de l’UVF.
D’autres structures financées par le CIT, comme Tar Isteach Ltd, comptent également d’anciens paramilitaires parmi leurs fondateurs, à l’image de Joe Doherty, ex-membre de l’IRA impliqué dans des actions violentes avant sa libération dans le cadre des accords du Vendredi Saint.
Si la majorité des organisations soutenues n’ont aucun lien avec le crime organisé, ces subventions alimentent une polémique récurrente en Irlande du Nord : comment tourner la page du passé paramilitaire sans, paradoxalement, continuer à financer ceux qui en furent les acteurs ?
Presque trois décennies après les accords de paix, les défis restent nombreux pour éradiquer l’influence des anciens groupes armés. Le recours à l’anonymat pour un simple prestataire de communication témoigne de la persistance d’un climat de peur et de pressions. L’ancien chef de l’Independent Monitoring Commission, Lord Alderdice, a d’ailleurs récemment déploré l’échec des démarches engagées pour obtenir un véritable démantèlement des structures loyalistes.
Alors que des millions de livres continuent d’être investis pour tenter de pacifier les zones les plus fragiles, beaucoup s’interrogent : cet argent contribue-t-il vraiment à tourner la page, ou alimente-t-il, involontairement, le cycle des dépendances et des influences occultes ?
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