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Gabriel Martin-Gros : « J’ai voulu solliciter les historiens arabes pour faire l’histoire de l’islam » [Interview]

L’Empire islamique, de Gabriel Martinez-Gros (Passés composés), raconte l’histoire des cinq premiers siècles de l’Islam, de la mort du Prophète (632) à l’émergence des sultanats turcs (XIe siècle), en passant par les conquêtes arabes, la mise en place du califat, l’éclosion et la chute des dynasties abbasside, omeyyade ou almohade, tel est le propos de Gabriel Martinez-Gros. Mais pour sortir d’une histoire de l’Islam vue d’Occident, et sans tomber dans l’illusion d’une histoire mondiale qui aboutit inévitablement à la réaffirmation du triomphe de l’exception occidentale, l’auteur convoque les quelques rares voix qui nous parviennent encore du fond de l’histoire islamique.

Ces voix, ce sont celles des historiens arabes médiévaux, dont Ibn Khaldoun et Ibn al-Athir. Ainsi se dessine une tout autre perception tant de l’Islam que de l’Empire, où les dynasties se consolident dans la première génération de leur existence, atteignent leur floraison dans la deuxième, vieillissent et agonisent dans la dernière. C’est donc à une triple réflexion que nous invite l’auteur : d’abord sur l’histoire de l’Islam, ensuite sur la dynamique impériale, enfin sur l’écriture de l’Histoire. Un chef-d’œuvre.

Gabriel Martinez-Gros est professeur émérite à l’université de Paris-Nanterre, ancien membre de la Casa de Velázquez, et ancien co-directeur de l’IISMM – le centre de recherches sur l’Islam de l’École des hautes études en sciences sociales. « J’aime à rappeler qu’après l’agrégation d’Histoire, j’ai passé 14 ans dans cet enseignement secondaire que les jeunes agrégés d’aujourd’hui s’efforcent de quitter au plus vite. Autres temps… » nous dit-il en préambule, au cours de l’interview qu’il nous a accordée.

« Mes premiers livres ont porté sur al-Andalus, l’histoire de l’Espagne musulmane, avec en outre la traduction du chef-d’œuvre de la littérature arabe andalouse, Le collier de la colombe d’Ibn Hazm. Depuis les années 1997-2000, je me suis surtout intéressé à un penseur extraordinaire, d’origine andalouse, mais qui finit sa vie au Caire en 1406, Ibn Khaldoun. C’est lui encore qui inspire en partie ce livre. »

Nous l’avons interrogé pour mieux découvrir et vous faire découvrir cet ouvrage sur L’Empire islamique, du VIIe au XIe siècle.

L’Empire islamique – Gabriel Martinez-Gros – Passés composés – 23 €

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a amené à vous attaquer à ce grand pavé historique que constitue l’Empire islamique ? Qu’avez-vous souhaité apporter de nouveau ?

Gabriel Martinez-Gros : L’Empire islamique est le cœur de mon sujet depuis toujours, même si je n’en ai longtemps exploré que le versant andalou. Sans vouloir offenser personne, avouons qu’il n’y a pas de bonne synthèse sur le sujet, et c’est ce qui m’a poussé à accepter la commande de Nicolas Gras-Payen et de « Passés composés ». Et puis, à la différence des collègues français ou étrangers qui ont tenté l’exercice dans le dernier demi-siècle, j’avais l’avantage de disposer de l’instrument de la pensée d’Ibn Khaldoun, supposée connue mais en fait mal comprise, et qui pose une grille de lecture tout à fait originale sur ce passé. Et le résultat est nouveau : on pourra critiquer ce livre, ou tenter de l’ignorer, ce qui est aujourd’hui la meilleure façon de tuer les livres, mais on ne pourra pas prétendre qu’il présente une version banale de l’« Islam classique », comme on disait autrefois.

Breizh-info.com : Vous vous intéressez particulièrement à la traduction et à l’interprétation des textes qui nous sont parvenus jusqu’ici. Expliquez-nous ?

Gabriel Martinez-Gros : Bien sûr. Des textes arabes puisque presque tout s’écrit encore en arabe jusqu’au XIe siècle en Islam. J’ai toujours éprouvé du goût pour la vibration particulière d’une langue, pour ce qu’on peut y dire et qu’on ne peut pas dire dans une autre langue. J’ai moi-même traduit, de l’arabe, de l’espagnol.

Mais il y a plus. J’ai voulu solliciter les historiens arabes pour faire l’histoire de l’Islam. Ce n’est pas un caprice. Si je peux le penser et le faire, c’est que la parole de l’Occident, que j’ai moi-même longtemps portée, comme professeur d’histoire, n’est plus aussi écrasante et impérieuse. Ce livre est aussi le fruit de « notre » recul, celui de la modernité occidentale, qui laisse entrevoir, à travers ses trous, comme un vieux rideau de scène, d’autres textes, d’autres pensées oubliées et ici ressuscitées.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui vous a frappé particulièrement, vous l’historien, en écrivant cet ouvrage, et en faisant vos recherches ?

Gabriel Martinez-Gros : Dans la préparation de ce livre, ce qui m’a frappé, en lisant quelques (bonnes) œuvres historiennes du dernier demi-siècle, surtout anglo-saxonnes, c’est à quel point même les meilleurs tournent en rond, et sont renvoyés par la vague islamiste, que leur pensée ne réussit pas à maîtriser, à ce qu’on a dit sur l’Islam depuis un siècle et demi au total. Princeton et Chicago produisent des œuvres intéressantes, mais beaucoup plus conservatrices qu’on ne le dit. C’est peut-être la vieille Angleterre qui évite le mieux l’écueil.

Breizh-info.com : Comment la période de la Reconquista espagnole – non évoquée dans le livre puisque plus tardive – a-t-elle été perçue par les tenants de l’Empire islamique ? Et par les colons ?

Gabriel Martinez-Gros : La Reconquista espagnole marque la fin de l’Empire islamique, au XIe siècle, et ne fait donc pas partie du sujet. Peut-être un prochain livre… Mais pour les historiens arabes du temps, elle participe des Croisades, bien sûr, et plus généralement de l’émergence de « peuples nouveaux » comme on a pris aujourd’hui l’habitude de les nommer (de peuples « barbares », si vous préférez) – Turcs, Berbères, Francs, où il faut ranger les Espagnols. Ces peuples ruinent l’Empire islamique aux XIe-XIIIe siècle, mais aussi l’Empire byzantin. La poussée turque précède et explique, pour ces historiens arabes, l’extraordinaire cataclysme mongol. C’est beaucoup plus important que l’Espagne…

Breizh-info.com : Vous expliquez que l’islam, comme d’ailleurs la religion catholique ou encore le bouddhisme, sont des conséquences d’empires finissants. Pouvez-vous développer ? Vous expliquez par ailleurs que le sunnisme, qui domine l’islam toujours aujourd’hui, ne peut pas être réformé puisque ce n’est pas de son objet. Expliquez-vous là encore ?

Gabriel Martinez-Gros : Je suis content que vous ayez saisi cette idée, lancée dans les dernières pages du livre. (Encore un prochain livre ?). En gros, Ibn Khaldoun explique que la civilisation, dont l’État, l’impôt et la ville sont les créateurs et les piliers, consiste en une constante diversification des activités, des compétences, des savoirs. La « religion » n’échappe pas à la règle. Elle naît de la séparation d’avec les fonctions de violence (police, armée), de gestion administrative, de production matérielle. La religion est historiquement liée à l’émergence d’un pôle du travail intellectuel (les « clercs », comme on dit en Occident médiéval, les oulémas en Islam). Max Weber le redit au début du XXe siècle. Mais ce qu’Ibn Khaldoun ajoute, si on le lit bien, c’est que le progrès de la civilisation, par ramification des tâches, est parallèle au déclin de la vigueur guerrière, plus généralement de la capacité d’agir.

Nos grandes religions naissent de l’impuissance croissante des empires qui leur ouvrent la voie. Nietzsche, Machiavel avant lui, avaient bien vu le goût du christianisme pour l’impuissance. Ibn Khaldoun nous dit qu’il ne s’agit pas seulement du christianisme, mais de la conclusion logique de la civilisation – il dit de la « sédentarisation ». Les trois grands empires du premier millénaire de notre ère, Rome, Chine, Islam, ont tant divisé les tâches que les gardiens des valeurs (la religion) ne sont pas ceux qui sont en charge de l’action, du réel. Nous rentrons aujourd’hui dans cette situation : les politiques gouvernent sous les invectives des gardiens du Temple, en particulier des médias, tout-puissants, et impuissants – leur problème n’est pas d’agir. Hulot gouverne – pas trop mal -, mais il démissionne, ce qui le prive de sa capacité à agir (secondaire), mais lui rend le pouvoir de gardien chef du Temple (et c’est capital). Nous sommes en train d’assister en ce sens à un retour du religieux…

Breizh-info.com : Pour prolonger votre ouvrage, y a-t-il d’autres ouvrages, mais aussi d’autres éléments dans le domaine du cinéma par exemple, que vous conseilleriez à nos lecteurs ?

Gabriel Martinez-Gros : Si vous voulez élargir à Rome et à la Chine, lisez ma Brève Histoire des Empires, Seuil, 2014, édition de poche 2015. Et bien que la nostalgie ne soit d’aucun effet, retrouvez les films d’un monde démocratique, où la conviction, la solidarité et l’action allaient ensemble. Allez revoir les grands westerns, Rio Bravo ou L’homme qui tua Liberty Valence…

Propos recueillis par YV

Crédit photos : DR
[cc] Breizh-info.com, 2019, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine – V

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