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La Bretagne, région française la plus impliquée dans la traite des Noirs ?

Des Bretons ont joué un rôle massif dans le commerce des esclaves, un business florissant de l’époque des Lumières. Le point sur les données chiffrées disponibles, parfois surprenantes…

Environ 700 000 Africains déportés par des Bretons

C’est le chiffre accablant que l’on peut établir à partir des statistiques disponibles. Les négociants bretons ont armé près de la moitié des 4220 bateaux négriers français, Nantes prenant le plus de parts du marché (autour de 1688 expéditions), suivis par les autres ports bretons (au moins 379 pour Saint-Malo, Lorient, Brest).

La traite française a commencé réellement dans le dernier quart du 17ème siècle, sous l’impulsion de Colbert. En 1676, le royaume de France est en “retard” sur les autres puissances, il n’a à son tableau de chasse que 6 000 esclaves africains, un chiffre ridicule. Les Antilles françaises sont encore mises en valeur par une majorité de Blancs sous contrat, qui sont rentables mais qui ne peuvent suffire si l’on veut faire les choses en grand.

Si Versailles donne le cadre général, ce sont les entrepreneurs locaux qui s’emparent de cette nouvelle opportunité…et les dynamiques Nantais ne vont pas s’en priver, pendant 160 ans (1670-1830 environ).

Gwen ha Du : l’explication raciale est-elle la bonne ?

Un Blanc au sourire sadique qui vient traquer ses proies jusque dans la savane, avec l’aide de sous-fifres payés en verroterie…c’est l’image que la série “Racines” a implanté à partir des années 70 dans les cerveaux des téléspectateurs occidentaux.

Or cela ne cadre pas avec les données que nous possédons. 98 % des esclaves envoyés en Amérique ont été achetés le plus légalement du monde à des courtiers africains, exerçant dans le cadre d’Etats souverains qui taxaient les transactions. Les 2 % restants sont le fait des Portugais-Brésiliens, et ils s’appuyaient souvent sur des métis bien insérés dans la société africaine.

De l’autre côté de l’Atlantique, on trouve les mêmes mélimélos : à Haïti, la principale colonie sucrière française, 1/4 des esclaves étaient possédés par des hommes libres de couleur. En métropole, c’est à Nantes qu’on trouvait la plus ancienne communauté noire, avec des pauvres et quelques riches, comme cet élève métis du très chic lycée de la ville, d’après le témoignage de Jules Vallès.

En Afrique du Nord, on n’excluait aucune race : aux quelques 100 000 esclaves sub-sahariens, s’ajoutaient 30 000 esclaves blancs raflés en Méditerranée ou en Atlantique. C’est Mussolini qui met fin au commerce des noirs en Libye !

En réalité, si les bateaux négriers bretons du 18ème siècle filaient droit vers l’Afrique, c’est moins par racisme que parce que c’est là qu’on trouvait le plus d’esclaves à vendre. A l’époque du commerce triangulaire, 10 % de la population africaine était asservie par des compatriotes, pour un usage local. Encore à la fin du 19ème siècle, l’Empire d’Ethiopie, tant admiré par les Rastas de Jamaïque et d’ailleurs, avait 4 millions d’esclaves sur 12 millions d’habitants.

La classe dirigeante africaine usait de toutes les ficelles pour agrandir son cheptel humain. En 1863, une enquête faite au Congo (encore indépendant) sur un échantillon de 2571 esclaves, révèle que 40 l’étaient comme prisonniers de guerre, 1519 de naissance, 413 après avoir été achetés à d’autres tribus, 399 après avoir été condamnés par la justice tribale. Les années de sécheresse étaient aussi du pain béni pour asservir ceux qui échappaient à la faim en se livrant eux-mêmes ou en laissant leurs enfants…

Une victime ? Portrait d’une Martiniquaise, 1855, Musée de Nantes

Catholiques et francs-maçons bretons, un même aveuglement

A des encablures de l’Afrique, les armateurs bretons n’étaient pas non plus étouffés par les scrupules.

Mais pas de haine raciale pour autant. Les noms dont ils baptisent leur navire respirent au contraire la bonhommie : il s’agit le plus souvent du prénom d’une femme aimée, parfois du titre d’un haut personnage de la Cour, parfois d’un protecteur encore plus haut placé (“Le Saint-Yves”), plus rarement d’une indication parlante, comme ” L’Affricain”. Au fur et à mesure qu’on avance dans le siècle, les idées nouvelles font leur apparition sur les coques : “La Franc-Maçonne” par exemple, est immatriculée en 1783. Car Nantes, Lorient, Brest et Saint-Malo sont déjà des bastions de la Franc-Maçonnerie, qui recrute parmi les négociants au long cours.

Comment expliquer un tel aveuglement éthique ? Pour les catholiques, Olivier Grenouilleau livre une explication passionnante et détaillée qu’on peut résumer ainsi : la tradition théologique issue d’Aristote, de l’Ancien et du Nouveau Testament, déclarait légitime la possession d’esclaves, à condition de les traiter en “frères”. Asservir par la force des innocents était certes contraire à la charité, mais pas les acheter déjà esclaves à leurs propriétaires légaux. D’où le recours à des fournisseurs africains…

Les coups décisifs contre la traite négrière ne vont venir ni des catholiques, ni des philosophes des Lumières, ni même de la Révolution française, mais d’un mouvement d’indignation évangélique sorti du petit peuple de l’Angleterre protestante. En 1792, une pétition pour l’abolition y recueille 392 000 signatures (sur 11 millions d’habitants). En 1807, la pression populaire contraint le parlement de Westminster à interdire la traite, toute la puissance de la Royal Navy passant alors du côté des esclaves. Ce sera sous la pression diplomatique anglaise que Napoléon décrète l’abolition de la traite en 1815, décision confirmée par le roi Louis XVIII.

Dans la pratique cependant, les affaires continuent sous le manteau. Le lobby nantais, très puissant au parlement français, parvient à sauver son business. Il faut attendre la poussée révolutionnaire des années 1830 pour que la traite française disparaisse vraiment, avec l’engagement de personnalités flamboyantes comme Alphonse de Lamartine (1), et une nouvelle révolution pour que l’esclavage lui-même soit aboli dans les colonies en 1848.

Archives départementales 44, cote C1127 : registre matricule des vaisseaux années 1776-1783 : La Ville du Croisic, La Franc-Maçonne, Le Diligent, La Marie-Anne Françoise.

Quelles retombées économiques pour la Bretagne ?

700 000 ! Et pour des morceaux de sucre ! On voudrait que ces hommes n’aient pas souffert en vain, que leur calvaire ait au moins apporté une contribution capitale à notre monde moderne.

C’est ce que suggère le Musée d’histoire de Nantes logé au Château des Ducs de Bretagne. Le dispositif muséographique commence avec la traite négrière, continue avec la Révolution industrielle et poursuit avec les deux guerres mondiales. Or cette lecture de l’histoire d’inspiration marxiste (théorie de l’accumulation primitive du capital), bien que très cohérente et très convaincante, est mise en pièces par les historiens de l’économie.

Les chercheurs ont établi le taux de profit de la traite : autour de 7 % par an. C’est beaucoup plus qu’un livret A, mais pas de quoi engendrer à elle seule la Révolution industrielle. La mise de départ était particulièrement élevée : 200 à 300 000 livres tournois, soit l’équivalent d’un hôtel particulier en ville, pour les seules marchandises : produits textiles, métaux, armes, porcelaine, coquillages (servant de monnaie) qui permettront l’échange en Afrique …Car les esclaves ne s’y achetaient pas pour rien : chacun rapportait l’équivalent de 6 années de subsistance au vendeur en Gambie.

Les 7 % sont une moyenne : beaucoup d’expéditions enregistraient des pertes, ce qui a amène à la veille de la Révolution les ministères versaillais à subventionner cette filière en difficulté…Mais c’est aussi le jackpot, y compris pour certains petits porteurs bien tuyautés qui avaient financé l’expédition à hauteur de quelques actions…

Ce caractère spéculatif de la traite négrière explique que les armateurs ne pouvaient y consacrer qu’une fraction de leur capital. Les chiffres fournis par Olivier Grenouilleau sont à peine croyables : en Angleterre, les bateaux négriers, à l’apogée de la traite, ne représentaient que 3 % du tonnage total de la flotte nationale ! Toujours en Angleterre, les exportations vers l’Afrique ne formaient que 2 % du commerce extérieur et le commerce des esclaves ne faisait travailler que 0.11 % du capital de l’ensemble du royaume.

Les choses étaient comparables en Bretagne. Autour de 1700, Saint-Malo a été un temps la ville la plus riche … du monde. La traite des Noirs y était pourtant une activité négligeable. Ce sont plutôt la pêche à la morue, le commerce en droiture avec l’Amérique et l’Asie, le commerce intra-européen, enfin et surtout la piraterie, très lucrative et pratiquée de façon industrielle, qui ont fait les grandes heures de ces “Messieurs de Saint-Malo”.

Quoi qu’il en soit, la masse du peuple breton n’a participé ni au crime, ni à ses bénéfices. Cette orientation outre-mer était dictée par le mercantilisme, une doctrine qui soumettait l’économie à la volonté de puissance politique, mais qui ignorait les besoins de la population métropolitaine. L’argent était destiné à rester en circuit fermé. Une réalité constatée dès cette époque par Arthur Young au cours de son voyage en France (1788) : ” On ne voit pas que la culture de la Martinique a pour rançon les landes de Bordeaux, la culture de Saint-Domingue les déserts de la Bretagne, la richesse de la Guadeloupe la misère de La Sologne.”

De 1850 à 1950, la Bretagne se retrouve être la plus pauvre région de France métropolitaine, un tiers-monde à domicile. La Révolution industrielle a lieu ailleurs, sur un modèle économique localiste qui tourne le dos au grand commerce atlantique.

« Repentez-vous pour les crimes de vos ancêtres ! » (Photographie de Jean-Marc Ayrault — Flickr : DSC_7316, CC BY 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=19285356)

A Nantes, la mémoire des esclaves efface celle de la Bretagne

C’est pourtant sur cet enchaînement des trois grandes thématiques esclavage-capitalisme-guerres mondiales que s’organise la trompeuse leçon du Musée d’histoire de Nantes, tel qu’il a été réorganisé par Jean-Marc Ayrault, après son élection comme maire de Nantes en 1989. (2)

Par la même occasion, les socialistes mettent les ducs de Bretagne à la porte de leur château emblématique. (3) L’histoire bretonne est alors reléguée dans un musée de seconde zone, le musée Dobrée, un bric-à-brac sympathique mais mal gardé. En 2018, des pieds nickelés armés de tournevis y volent le Cœur en or massif d’Anne de Bretagne, pensant sans doute le fondre en lingots. Quelqu’un finit par s’apercevoir de la disparition et c’est in extremis que la police sauve ce trésor, sans que la catastrophe évitée ne fasse plus de scandale que cela. Deux ans après, le Cœur Reliquaire n’est toujours pas visible.

Le Musée ne suffisant pas, Jean-Marc Ayrault fait construire en 2012 en plein air un Mémorial de l’Abolition de l’Esclavage, pas très regardant non plus sur l’exactitude historique. (4) En 2020, l’ancien premier ministre de François Hollande sort de la réserve qu’il observait depuis son éviction du gouvernement, et c’est pour faire un mauvais procès en racisme à son prédécesseur Jean-Baptiste Colbert, en poste sous …Louis XIV. (5)

Parmi les invités d’honneur à l’inauguration du nouveau monument phare de Nantes, Christiane Taubira, auteure de la loi sur la mémoire de l’esclavage (2001). Même traitement orwellien du passé que les élites nantaises : si l’on se fie à l’article 1 de sa loi, le seul esclavage ayant existé, c’est celui commis par des Blancs sur des Noirs. Ou alors c’est le plus criminel, à moins que ce ne soit le seul à ouvrir droit à des réparations.

Vidéo réalisée par le service culturel de la ville de Nantes, à l’occasion de la Journée nationale de la traite, le 10 mai 2020. Le seul esclavage évoqué est celui des Noirs par les Blancs. Dans un style Taubira, avec beaucoup de poésie pour ne pas avoir pas à entrer dans les détails…

E.P.

Source principale des statistiques : “Les Traites négrières, essai d’histoire globale”, Olivier Grenouilleau, 2004.

Voir aussi les travaux sur les responsabilités africaines et arabes de l’historien sénégalais Tidiane N’Dyaye.

1) Aux côtés de Lamartine, il y avait Schoelcher. L’un était catholique, l’autre franc-maçon. Devinez qui la postérité a retenu…

2) En vérité il y a une exception nantaise, seule ville bretonne à entrer vraiment dans la Révolution industrielle au XIXème siècle. A la différence du père de l’écrivain Chateaubriand, qui stérilise ses profits commerciaux dans l’achat d’un lugubre château féodal, les Nantais ont rebondi sur les nouvelles technologies du XIXème siècle et ont créé des usines.

Mais l’exception ne fait pas la règle : le Portugal, qui a déporté à lui seul près la moitié des 11 millions d’esclaves transatlantiques, était au XXème siècle le pays le plus retardataire de l’Europe occidentale.

Le Maroc n’a pas connu non plus de révolution industrielle. C’était pourtant le pays du Maghreb le plus impliqué dans la traite saharienne : 500 000 esclaves importés au cours de l’histoire, pour faire tourner des plantations sucrières situées à demeure…

Au XIXème siècle, c’est la classe ouvrière européenne qui est exploitée dans les premières usines, comparées par les contemporains à des plantations : on travaille alors 72 h par semaine dans le textile anglais, contre 58 h dans les plantations de coton du Sud des USA.

3) Symbole de souveraineté, le Château des Ducs n’a pas été construit par des esclaves. Les anciens Celtes pratiquaient l’esclavage et jusqu’à Nominoë et ses successeurs on trouvait dans le royaume de Bretagne des esclaves (blancs). Après l’An Mil, dans le Duché comme dans toute l’Europe du Nord, l’esclavage disparaît. C’est longtemps après la perte de leur indépendance que les marins bretons redécouvrent cette pratique…au contact des mondes arabes et africains.

4) Parmi les inexactitudes du Mémorial : un texte de Ouladah Equaino, qui est présenté comme un témoin direct des horreurs de la traversée de l’Atlantique…alors qu’il est né en Amérique.

Plus grave, la symbolique du fond de cale de bateau et le choix des textes littéraires ne renvoient qu’à la traite transatlantique, comme si c’était le seul esclavage.

5) Le site du musée d’histoire de Nantes interprète ainsi le “Code noir” de Colbert : L’esclave est considéré sans âme, mais reçoit pourtant le sacrement du baptême à son arrivée dans les colonies. Il y a là une contradiction évidente.

Quant à Ayrault, dans sa tribune parue dans Le Monde du 13/6/2020, il relie Colbert et George Floyd et fait du couple esclavage-racisme la clé essentielle pour comprendre le monde moderne.

Crédit photo : DR
[cc] Breizh-info.com, 2021, dépêches libres de copie et de diffusion sous réserve de mention et de lien vers la source d’origine

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