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Chronique du livre de Guillaume Travers sur Ernst Kantorowicz, l’auteur de l’ouvrage Les Deux Corps du roi.

Le public français cultivé découvre l’écrivain Ernst Kantorowicz en 1989, lorsque les éditions Gallimard traduisent son ouvrage le plus important : Les Deux Corps du roi, paru initialement en 1957, sous le titre The King’s Two Bodies: A Study in Mediaeval Political Theology, aux éditions Princeton University Press, aux États-Unis. Si l’auteur est, en cette fin des années 1950, un professeur d’université à Princeton, trente ans plus tôt, sa situation était toute différente en Europe. En effet, au cours de l’entre-deux-guerres, Ernst Kantorowicz est une étoile montante de ce que l’écrivain suisse germanophone Armin Mohler théorisera au sein de sa thèse de doctorat Die Konservative Revolution in Deutschland 1918–1932 (La Révolution conservatrice en Allemagne 1918-1932), présentée à Bâle, en Suisse, sous la direction de Karl Jaspers et de Herman Schmalenbach, en tant que « Révolution Conservatrice allemande », thèse qui fera ensuite, en Allemagne, en 1950, l’objet d’un ouvrage, puis en français chez Pardès en 1993. En 1927, paraît à Berlin l’autre livre clé d’Ernst Kantorowicz Kaiser Friedrich der Zweite (L’Empereur Frédéric II) – dont une version édulcorée est publiée en français, en 1987, chez Gallimard. Cette production littéraire est réputée avoir été lue et relue par les dirigeants nationaux-socialistes Adolf Hitler, Hermann Göring et Heinrich Himmler, alors qu’Ernst Kantorowicz est juif.

Surnommé « EKa », Ernst Kantorowicz, ancien combattant de la Première guerre mondiale puis membre des corps-francs engagés dans la lutte contre le communisme à l’intérieur du pays et contre les menées étrangères sur les confins orientaux, est à cette époque membre du cercle constitué autour du poète symboliste rhénan Stefan George, le mentor des trois frères Stauffenberg, parmi lesquels figure Claus, qui placera une bombe au quartier général d’Adolf Hitler à Rastenburg en Prusse-Orientale le 20 juillet 1944 dans le cadre d’une tentative d’instauration d’un région national-réactionnaire. Stefan George se donne pour objectif de régénérer l’Allemagne en diffusant ses idées auprès d’une élite intellectuelle qu’il choisit soigneusement. Le « maître » Stefan George est vénéré par ses disciples. Berthold von Stauffenberg, frère de Claus, affirme que Stefan George a été envoyé en tant que sauveur du monde.

Une époque trouble 

Ernst Kantorowicz naît le 3 mai 1895, dans un milieu financièrement aisé, à Posen, en Prusse, dans l’Empire allemand – de nos jours, Poznan en Pologne –, une ville peuplée majoritairement de Polonais, mais soumise à une forte politique de germanisation. Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, il se porte volontaire, comme simple soldat. Blessé à Verdun, il est ensuite envoyé en Russie, puis au sein d’un état-major en Turquie. Il est, à la fin du conflit, sous-officier et porte la croix de fer de seconde classe.

Après la Première Guerre mondiale, Posen connaît des tensions qui divisent les Polonais et les Allemands. Ernst, juif d’origine, mais non-pratiquant, ne parlant pas le yiddish, si ce n’est quelques mots, préfère les Allemands protestants aux Polonais catholiques antisémites. Il s’implique au sein des corps-francs, à Posen du côté allemand, puis s’oppose aux spartakistes de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg à Berlin et combat ensuite les communistes de la République des conseils à Munich. Il réalise des études universitaires et suit, notamment, des cours de l’économiste Werner Sombart.

L’Empereur Frédéric II 

« EKa » rédige le manuscrit de son ouvrage consacré à l’empereur Frédéric II, personnage auquel il s’intéresse à la suite du fait que Stefan George le lui a recommandé. Ce dernier commente, relit et corrige les épreuves du manuscrit. En mai 1924, plusieurs membres du cercle constitué autour du poète, parmi lesquels Ernst Kantorowicz et Berthold von Stauffenberg, se rendent à Palerme en Sicile afin de déposer sur le sarcophage de Frédéric II de Hohenstaufen une couronne portant la mention « À son empereur et héros, l’Allemagne secrète. » « Geheime Deutschland » (Allemagne secrète) est un poème de Stefan George, repris dans le recueil Das Neue Reich (Le nouvel Empire ou Le nouveau règne) paru en 1928. Lors de son exécution, à la suite de l’attentat réalisé contre Adolf Hitler le 20 juillet 1944 à Rastenburg en Prusse orientale, Claus von Stauffenberg aurait crié : « Es lebe das geheime Deutschland » (Vive l’Allemagne secrète), en référence au poème de son mentor.

L’Empereur Frédéric II paraît en 1927. En 1930, Ernst devient professeur d’université à Francfort-sur-le-Main. Lorsque les nationaux-socialistes arrivent au pouvoir, fin janvier 1933, se pose la question de la relation qu’il doit entretenir, en tant que juif nationaliste allemand, avec le nouveau régime antisémite. En décembre, il est contraint de cesser de donner cours car il est victime d’un boycott organisé par des étudiants nationaux-socialistes. Stefan George, que les nationaux-socialistes tentent de récupérer, décède en décembre 1933 dans le Tessin en Suisse. En 1934, Ernst Kantorowicz séjourne, durant environ six mois, à Oxford en Grande-Bretagne, puis revient en Allemagne. En octobre 1938, il quitte ce pays. Il débarque en février 1939 aux États-Unis. Il devient, à l’automne 1939, professeur d’université à Berkeley en Californie. Il s’en éloigne en 1950, car il refuse de se soumettre au « serment de loyauté » imposé par l’université sous la pression du maccartisme.

Les Deux Corps du roi 

Il poursuit ses activités à Princeton dans le New Jersey. Il écrit l’ouvrage Les Deux Corps du roi, qui paraît en 1957. Il établit que, à la suite d’une évolution qui débute au XIIIe siècle, l’État moderne bénéficie d’une lente impersonnalisation du pouvoir. Le souverain dispose, désormais, de deux corps : un est terrestre et mortel et l’autre, incarnant le corps politique et la communauté constituée par le royaume, est immortel. La théologie est progressivement remplacée par le droit. Les juristes se définissent à cette époque en tant que « Prêtres de la Justice ». Ce livre aborde les questions de la « théologie politique » et du « problème de la continuité ». Autrefois, le guerrier mourrait pour son suzerain ; de nos jours, il le fait pour une entité impersonnelle : la patrie. L’État est devenu un corps mystique.

Ernst Kantorowicz décède le 9 septembre 1963 à Princeton.

Critique 

La critique qui peut être portée à l’encontre des idées développées par « EKa » est celle émise par le médiéviste autrichien Otto Höfler – qui contrairement à Stefan George, à « EKa » et à d’autres membres du Cercle Stefan George, est favorable à l’idée que l’Allemagne ne se pause pas en héritière de Rome –, qui veut que la vision de Kantorowicz de la continuité soit fixée dans le temps, plutôt que territorialement – Otto Höfler attribue cette position au fait qu’Ernst Kantorowicz est juif. De plus, Höfler reproche aux membres du Cercle Stefan George leur élitisme et les accusent d’ignorer la puissance vitale du peuple.

Un autre cas 

En tant qu’écrivain juif lu par Adolf Hitler, Ernst Kantorowicz n’est pas un cas singulier, car un autre auteur se trouve dans la même situation : le viennois Otto Weininger, célèbre pour son ouvrage sexiste et antisémite Geschlecht und Charakter (Sexe et caractère), paru en 1903.

Un autre empereur 

Si l’écroulement de l’Allemagne au sortir de la Première Guerre mondiale conduit le cercle constitué autour de Stefan George à chercher dans la figure historique de Frédéric II de Hohenstaufen un continuateur de l’idée d’empire, les membres de ce cercle, désirant avant tout transmettre leur conception à une élite triée sur le volet, ont été doublés par l’avènement d’un nouvel empire – fondé par un tribun étant, lui, en contact direct avec le peuple –, le IIIe, dont Stefan George s’est tenu à distance avant son décès. Claus von Stauffenberg, son disciple, a finalement tenté de tuer ce « mauvais empereur » conduisant l’Allemagne à sa perte, en vue d’établir un régime inspiré de l’empire déchu, le IIe, basé sur l’aristocratie et la lignée impériale des Hohenzollern, lointains successeurs des Hohenstaufen, famille qui a donné plusieurs empereurs au Ie Reich.

L’ouvrage que consacre Guillaume Travers à Ernst Kantorowicz retrace l’histoire de cet écrivain, qui nationaliste allemand et juif, a vu sa mère Clara et sa cousine Gertrud, qui a fréquenté Stefan George et a publié – sous pseudonyme – dans sa revue Blätter für die Kunst (Feuilles pour l’art), être déportées à Theresienstadt et y mourir, après avoir été capturées en 1942 à la frontière germano-suisse en tentant de fuir le IIIe Reich.

Lionel Baland 

Source :

Guillaume Travers, Ernst Kantorowicz‎‎, col. Qui suis-je ?, Pardès, 2023, 128 p.

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3 réponses à “Chronique du livre de Guillaume Travers sur Ernst Kantorowicz, l’auteur de l’ouvrage Les Deux Corps du roi.”

  1. Arturus Rex dit :

    Question : qu’est-ce que le livre de Travers nous apprend sur Kantorowicz ? Ici on a l’impression que le critique expose (une partie de) l’oeuvre de Kantorowicz, mais paraphrase-t-il Travers ou Wikipedia ? Rien qui mette Travers en valeur, étrange non ?

  2. George Martin dit :

    L’ouvrage de Guillaume Travers n’a pas pour but d’amener des éléments nouveaux, mais de porter à la connaissance du public francophone ce qu’a été l’œuvre et la vie d’Ernst Kantorowicz.

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