Le Molière, célèbre institution nantaise, est passé récemment dans le giron de l’empire Sigoignet, un groupement d’une quinzaine d’établissements employant près de 200 employés dans l’agglomération de Nantes. Benoît Sigoignet appartient aux « trois gros » qui préemptent le marché de la restauration nantaise par leur emprise sur les meilleurs emplacements et la taille XXL de leurs restaurants.
Autant dire que le rachat du Molière devrait conduire prochainement à un changement radical de management, pour y gagner une nouvelle image, sans doute plus dans l’air du temps. Car ce « tycoon » du restaurant, est passé maître dans l’art de racheter de vieilles affaires un peu décadentes, afin de les transformer en machines à cash…
L’occasion de se pencher sur ce phénomène de concentration de la restauration autour de puissantes holdings, rassemblant un panel de restaurants très rentables, gérés au cordeau. Si ces rachats permettent de maintenir à flot de gros établissements pourvoyeurs d’emplois, leur influence sur le paysage de la restauration nantaise est loin d’être anodine, et tend notamment à concurrencer l’offre d’une restauration plus pointue dans sa cuisine, mais moins experte dans le marketing. Au consommateur de choisir sa priorité…
« Les trois gros » et autres barons de l’assiette
Nantes est donc le terrain de jeu de trois gros indépendants dont les groupes respectifs génèrent près de 10 millions d’euros de chiffre d’affaires. En tête de ce triumvirat, Benoit Sigoignet, ce gérant surclasse d’une courte tête deux autres mastodontes de la brasserie : À commencer par Jérôme Guilbert qui privilégie dans sa stratégie d’expansion de beaux emplacements situés dans l’hypercentre. Son plus beau coup, la brasserie Maria, dont l’immense terrasse donne sur la place Graslin. Toutes ses affaires trustent des « spots » très recherchés et alignent un minimum de 150 couverts.
À une moindre échelle, Yannick Curty dont l’empire s’appuie sur un fleuron historique : la Cigale. Plus en périphérie, et dans les lieux « branchouilles et gentrifiés » habités par les bobos de la France Triple A*, Éric de Roincé et son fils Briac, tissent leur toile autour de restaurants à thème (Le Tire-fesses, le Poussin rouge, le Vaporetto, localisés sur Trentemoult et sa vue imprenable sur Loire.
Mais la clientèle des « suburbs » de l’agglomération n’est pas en reste. Pour cette classe moyenne vissée sur son modèle de vie pavillonnaire, Eric De Roincé propose des gros restaurants à thème situés dans les ZAC*, à proximité d’autres pôles de loisir (bowling, cinéma) afin de coupler une sortie restaurant à un autre loisir.
Seconds couteaux
Autour de ce noyau gravitent d’autres barons de la restauration, plus secondaires, mais qui participent à leur façon, de ce mouvement de concentration du secteur. À l’image d’Olivier Dragué, propriétaire du Mas des Oliviers, qui affectionne la proximité du Zénith avec son dernier né le Moia. Un emplacement près d’un haut lieu du spectacle, illustrant cette stratégie de greffe autour de pôles de loisirs en périphérie.
Enfin, même en embrassant le modèle très capitalistique, ces petits empires de la restauration, sont tout aussi exposés aux vicissitudes de la conjoncture. Ainsi Guillaume Maratray a dû essuyer 3 fermetures consécutives (Les Pieds dans le plat, Machin machine, le Fou du Roy).
Il est vrai que les 3 restaurants situés dans le centre-ville de Nantes, ont subi de plein fouet la désaffection de l’hypercentre, sous l’effet tour à tour de la politique municipale visant à réduire les places de stationnement, et la mise en chantier perpétuelle de la voirie nantaise….
Enfin autre « serial- restaurateur », qui a lui aussi connu quelques déboires, Gaëtan Begouin, ancien propriétaire de la Cantine ô Moines sur Vertou, se développe sur le secteur de Sainte-Luce, près de la zone de gros. Malheureusement, son restaurant la Vacherie, est parti récemment en cendres à la suite d’un incendie, il lui reste dans l’escarcelle : le O Bock et le restaurant Giorgio à l’ambiance simili-italienne.
« Restauration à thème »
Derrière ces réussites insolentes qui contrastent avec les disparitions en cascade de tables de de maîtres-restaurateurs, toujours la même recette : Une machinerie bien huilée, adossée à des équipes en cuisine et au service, bien pourvues et bien formées, et donc aussi bien payées. Sur chaque adresse, les hommes d’affaire s’attachent à y placer des hommes de confiance, auxquels ils délèguent une vraie autonomie de gestion et de management. La seule contrepartie est de générer du cash-flow et l’organisation mise en place, ainsi que la préparation de la carte, ne laissent rien au hasard pour atteindre cet objectif de rentabilité.
L’autre explication tient à l’image de ces restaurants qui jouent pour la plupart d’entre eux sur une thématique mettant en scène une décoration spécifique. Oui on est bien rentré de plain-pied dans la restauration immersive, façon « Las Vegas », plébiscitée par la culture de » l’Entertainment ».
Les marketeux, vous expliqueront que les clients ne vont pas qu’au restaurant, mais qu’ils viennent chercher une « expérience », le mot-valise devenu désormais un vrai leitmotiv de différenciation.
Et pour cause, ces restaurants reproduisent un univers factice qui transpose le client tantôt aux sports d’hiver (Le Tire-fesses, tantôt dans une pseudo brocante (Chez Maman), ou une atmosphère néoprovençale (Mas des Oliviers). On y va moins pour manger que pour se divertir entre amis dans une ambiance « décomplexée », à rebours de l’atmosphère compassée de certaines tables traditionnelles.
En cuisine, le niveau est souvent très honorable, avec des produits frais et de qualité, bien mis en valeur par le tour de main du chef, les prix des menus sont aussi bien calibrés. Difficile dans ces conditions de faire le procès d’une cuisine sous-vide aux relents industriels, mais dans le même temps, on n’y trouvera pas une grande originalité et assez souvent une duplication systématique de plats consensuels, un tantinet rébarbatifs.
La faute à qui ?
Le triomphe de cette restauration à concepts, qui fait les riches heures des cabinets d’architectes chargés de l’aménagement somptuaire de ces grosses affaires, reflète à sa manière une certaine décadence de notre temps.
Dans une société qui érige le culte du loisir comme priorité absolue et nécessaire à l’épanouissement du citoyen, ces restaurants lègueront au patrimoine culinaire ce que nos parcs d’attraction laisseront comme héritage au patrimoine culturel. En dépit de leur indéniable contribution à la préservation d’une économie de services, les ressorts de leur réussite cachent un inquiétant appauvrissement de l’offre culinaire et préparent les conditions d’un nivellement vers le bas de la gastronomie française.
Pour tout dire, l’ascension de ces restaurants répond moins à une contrainte budgétaire qu’à un changement de priorité et d’attentes du client de restaurant.
Moins éduquées à la gastronomie, les jeunes générations se mettent davantage en quête d’un cadre, d’une ambiance, d’un prix, mais aussi d’une carte rassurante, pas compliquée, plutôt que d’aller chercher la cuisine personnelle d’un chef.
Au sein de cette nouvelle donne, l’avenir du maître-restaurateur indépendant risque de s’assombrir quelque peu dans une confrontation inégale face au laminoir économique de ces grosses tables marketées.
S’il n’est pas détenteur d’une situation de choix, avec une vue imprenable sur mer ou sur un plan d’eau, ce dernier disposera de moins en moins d’arguments à opposer contre cette redoutable concurrence. Car ce pan de la restauration gagnante, est en prise avec l’évolution sociologique d’une clientèle, aujourd’hui moins férue de cuisine que d’ambiance, focalisée avant tout sur le primat du cadre pour sa sortie du week-end ou son » after-work » de la semaine.
Encore une fois, le problème ne relève pas de l’accessibilité tarifaire du restaurant. Dans ces adresses, les additions s’envolent de manière assez pernicieuse à la faveur d’un apéritif, de plats choisis à la carte, mais qu’importe pour cette clientèle peu éduquée à la gastronomie et grisée par l’euphorie du cadre, l’ambiance était là…
Raphno
La France Tripla A : Expression tirée du livre la « France sous nos yeux « qui ramène à cette France qui gagne et ramène aux catégories CSP+
ZAC : Zones d’aménagement concerté, acronyme qui renvoie à nos zones commerciales responsables de l’enlaidissement des abords des villes décrits dans la France moche (formule du journaliste de Télérama Vincent Rémy) .
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2 réponses à “Nantes. L’insatiable appétit des « trois gros » de la restauration nantaise”
« L’expérience » a toujours fait partie de la restauration. Le label « Routiers » exige certaines conditions d’accueil, et son attrait tient pour beaucoup au fait que les chauffeurs s’y retrouvent entre eux. Les grandes brasseries parisiennes sont nées en symbiose avec les salles de spectacle, comme La Cigale à Nantes. Les auberges et cabarets d’Alexandre Dumas sont décrits pour leur ambiance, pas pour leur cuisine. Lors des noces de Cana, le restaurateur explique à Jésus qu’on sert le bon vin d’abord.
On ne peut pas reprocher à ces chefs d’entreprises de s’adapter aux besoins de leurs clients en créant des emplois qualifiés mieux rémunérés et en participant à l’économie locale.
Bravo et merci à eux!