Îles Anglo-Normandes : avant-postes oubliés de l’empire Plantagenêt (1254-1341)

Une étude académique récente, signée par l’historien britannique Alexander Kelleher (The King’s Other Islands of the Sea, 2022), vient éclairer d’un jour nouveau le rôle stratégique des îles Anglo-Normandes – Jersey et Guernesey notamment – dans le dispositif politique et militaire du royaume Plantagenêt au XIIIe et au début du XIVe siècle. Souvent reléguées au rang de curiosités historiques ou d’exceptions administratives, ces îles apparaissent au contraire, selon Kelleher, comme un élément central de la politique continentale anglaise face à la France.

Une position fragile mais vitale

Après la perte de la Normandie en 1204 par Jean sans Terre, les îles Anglo-Normandes sont devenues des territoires d’exception : coupées de leur duché d’origine, elles restent fidèles à la Couronne anglaise. Militairement reconquises entre 1205 et 1217, elles deviennent de véritables bastions en mer, à quelques encablures des côtes françaises. Leur position en fait à la fois un bouclier contre les invasions et une base avancée pour relier l’Angleterre à ses possessions gasconnes.

En 1328, les habitants de Jersey adressent une pétition éloquente à la Couronne : la perte des îles signifierait « livrer la mer » aux Français. Pour les Plantagenêts, l’enjeu dépasse le symbolique. Il est stratégique et économique, notamment pour le commerce du vin avec l’Aquitaine.

Une intégration originale dans l’empire Plantagenêt

L’année 1254 marque un tournant : Henri III confie les îles, aux côtés de l’Irlande et de la Gascogne, à son fils Édouard (futur Édouard Ier). Ce geste formalise leur intégration dans l’ensemble composite du royaume Plantagenêt, sans les assimiler à l’Angleterre stricto sensu.

Les institutions locales – baillis, jurés, coutumes normandes – sont maintenues. L’administration royale reste légère mais vigilante. Des figures de confiance sont nommées gardiens de l’archipel, tels Henri de Trubleville ou Drew de Barentin. En 1259, le traité de Paris mentionne explicitement les îles comme possessions anglaises, hors de toute dépendance vis-à-vis de la Normandie : une avancée diplomatique discrète mais décisive.

Des îles dans la tourmente anglo-française

Entre 1259 et 1341, les tensions entre Capétiens et Plantagenêts s’exacerbent, prélude à la guerre de Cent Ans. Les îles sont attaquées à plusieurs reprises (1294, 1324, 1338-1340), mais demeurent fidèles à la couronne anglaise. En retour, elles obtiennent des privilèges fiscaux et judiciaires, ainsi que la confirmation de leurs coutumes.

Édouard Ier et son fils multiplient les efforts pour affirmer l’autorité royale : renforcement des fortifications (Mont-Orgueil, Grosnez), création de juridictions itinérantes anglaises (eyres), tout en répondant favorablement aux pétitions locales. Cette stratégie mêle coercition et concessions, dans une logique de gouvernement féodal et pragmatique.

En 1341, Édouard III accorde des chartes confirmant les droits insulaires, au moment même où il revendique la couronne de France. Les îles cessent alors d’être considérées comme des fragments de la Normandie. Elles deviennent, en droit comme en fait, des dépendances directes de la Couronne d’Angleterre.

L’article de Kelleher invite à repenser l’empire Plantagenêt non comme une entité centralisée, mais comme une mosaïque de territoires unis par l’allégeance à un même roi, sans uniformité administrative ni linguistique. Les îles Anglo-Normandes incarnent ce modèle : ni françaises, ni anglaises, elles illustrent une gouvernance souple, fondée sur la loyauté, les privilèges et la géographie.

Cette autonomie relative, accordée en échange d’une fidélité indéfectible, préfigure leur statut actuel de dépendances de la Couronne britannique. Une survivance historique unique, enracinée dans la politique d’équilibre féodal des rois Plantagenêts.

Crédit photo : breizh-info.com
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