Je me suis installé ce matin dans une banquette du Bar des Brisants, une de celles qui donnent sur la rue du Vivier, où ma mère vit le jour en 1923, dans une maison aujourd’hui entre d’autres mains, abritant d’autres vies, et qui, pourtant, continue de respirer en moi comme un vestige ancestral. J’ai pris une table de quatre, une de celles qui qui laissent assez d’espace pour mes journaux et mon ordinateur, et dont la vue donne sur la rue plutôt que sur le port. La rue apaise. Le port, avec ses cliquetis de haubans, vous emporte au loin, comme si chaque mât vous rappelait que vous n’êtes jamais né pour rester ici. La serveuse m’a apporté un chocolat très chaud, et ses yeux légèrement en amande, d’une douceur presque asiatique, ont ramené dans ma mémoire la lumière d’horizons lointains.

Je lisais dans le Figaro Magazine un bel article consacré au siècle du Guide Michelin, ce bréviaire séculaire de nos pérégrinations européennes . Ces pages réveillaient en moi une intuition très ancienne. L’Europe n’est pas seulement un continent de pierres, de cathédrales, de bibliothèques. C’est un continent de routes. Elle a inventé le voyage comme d’autres civilisations ont inventé la contemplation ou le commerce. Elle a donné au chemin une valeur spirituelle, presque métaphysique.

En lisant la saga des frères Michelin, qui dressaient jadis des colonnes méthodiques, des schémas minutieux, des itinéraires balisés bien avant l’invention du GPS , je revoyais la longue histoire de ces guides qui ont précédé la petite bible verte. Les Itineraria romains, véritables artères de l’Empire. Les guides de pèlerinage médiévaux qui menaient à Compostelle. Les Baedeker, rouges, allemands, qui dominaient l’Europe comme un officier prussien domine une manœuvre. Les Joanne, puis les Guides Bleus, où l’on voyait passer l’érudition française, un peu aristocratique, un peu compassée. Plus tard vinrent les Nagel, encyclopédiques, les Routard, insolents, et les Lonely Planet, qui donnèrent au voyage une fausse allure de bohème internationale.

Je souriais en repensant à mes propres chemins. L’Argentine et le Pérou, où le vent des Andes vous rappelle que le monde fut longtemps plus grand que les hommes. Le Chili, avec ses montagnes droites comme des murailles bibliques. Le Brésil, saturé de couleurs et d’excès. Le Mexique, lourd de la mémoire de dieux assassins. Le Sud-Ouest africain, où les dunes semblent sortir d’un rêve géologique. L’Afrique du Sud, que je parcourais à une époque où l’on pouvait encore y vivre. Les États-Unis, où je ne suis plus le bienvenu, ce qui est un honneur involontaire. La Russie, enfin, que j’ai visitée comme on franchit un corridor de légendes. À chaque voyage, je crois avoir appris quelque chose, mais je ne sais jamais quoi. L’Europe, décidément, m’a appris la quête, non la réponse.

Je dois dire que dans tous ces voyages, j’ai presque toujours croisé les mêmes silhouettes : des jeunes Européens, sacs au dos, visages tannés, yeux avides. J’en ai vu sur les quais de Valparaíso, dans les auberges du Minas Gerais, dans les métros de Buenos Aires, dans les trains russes, dans les taxis cahotants de Windhoek. Italiens, Polonais, Allemands, Espagnols, Français. Ils voyageaient comme on poursuit un destin. Les Euro-Nord-Américains, eux, étaient plus rares. Leur continent est une île immense où l’on circule moins qu’on ne consomme. L’Europe, à l’inverse, donne à ses enfants le sens du départ, l’instinct de la route, le besoin de se perdre pour devenir soi-même.

Je pensais à tout cela en regardant la rue du Vivier, ce petit couloir de vent où passent des silhouettes sans importance. À Lechiagat, voyager n’est pas seulement une idée. C’est une manière d’être. Les Bretons connaissent la mer depuis l’enfance. Elle commence au coin de la rue, elle s’invite dans les rêves, elle murmure au fond des nuits. Pour eux, le voyage ne se limite pas à leur pays. Il commence là où l’eau salée rencontre la terre. La mer ouvre le monde entier. On la regarde un peu trop longtemps et déjà l’on pense aux Açores, au Brésil, à l’Afrique, aux Philippines.

Je songeais au mari d’Anna Cariou, celle qui tenait autrefois le bistrot, juste en face, la Frégate je crois me souvenir. Jeune mataf, il avait parcouru l’Asie entière grâce à la Marine avant de vivre la tragédie de Mers el-Kebir, et quand il racontait ses escales, on croyait voir surgir des jungles de Birmanie, des ports de Malacca, des ciels de Chine. Il parlait peu, mais chaque mot vibrait comme une corde de navire. Le monde, pour lui, n’était pas un spectacle mais une habitude. Je me suis dit alors que les Bretons sont des voyageurs-nés, non seulement parce qu’ils s’éloignent, mais parce qu’ils savent revenir.

Je revins à mon journal. Les guides Michelin, depuis un siècle, ne font qu’organiser ce qui est inscrit dans l’âme européenne . Ils ordonnent la route sans l’emprisonner. Ils donnent au voyageur une carte sans lui voler l’étonnement. Ils sont la preuve qu’une civilisation parvenue à son sommet cherche non à accumuler mais à contempler. À comprendre ce qu’elle voit. À chercher encore, comme le disait Spengler, la ligne d’horizon où se joue le destin faustien de l’homme occidental.

Le chocolat avait refroidi lorsque j’ai refermé le magazine. Je me suis senti habité, non par l’envie de partir, mais par la reconnaissance d’être issu d’un continent qui a fait du voyage une forme de sagesse. Tant qu’un chemin nous attend quelque part, tant qu’une route s’ouvre sous nos yeux, tant qu’un horizon nous appelle, l’Europe vivra encore.

Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected].

Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.

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