Je revenais d’un centre médical de Pont-l’Abbé, une analyse de sang de routine, rien qui mérite chronique, sinon le détour imposé par des rues que je n’emprunte plus guère. Le hasard m’a fait passer devant le lycée Laënnec, où j’avais fait mes études, il y a longtemps déjà, dans un autre siècle moral. Le portail principal s’ouvrait sur la sortie des cours, et une foule d’élèves s’en échappait, compacte, sonore, indifférenciée. Parmi eux, un très nombreux groupe de jeunes filles, visiblement d’un même âge, formait une cohorte qui occupait toute la largeur du trottoir.
Ce qui m’a frappé, comme toujours dans ces scènes, ce n’est pas tant leur jeunesse que leur similitude. Les coiffures se répondaient, les vêtements semblaient sortis d’un même rayon, les gestes, les rires, la manière même de se tenir dans la rue obéissaient à un code commun. Aucune aspérité visible, aucune dissonance. Une impression de clonage doux, non imposé par la force, mais adopté avec une évidence tranquille. Cette vision a réveillé des souvenirs anciens. Déjà, à l’époque de mes années de lycée et d’université, j’avais observé ce besoin qu’ont les jeunes femmes d’être ensemble, de se mouvoir en troupeau, d’adhérer spontanément aux règles de la majorité de leur cohorte.
Il est rare de rencontrer une jeune fille qui, par goût ou par tempérament, s’écarte volontairement des normes dominantes de son âge. Cela existe, bien sûr, mais demeure marginal. Chez les garçons, l’écart, la posture dissidente, parfois maladroite, parfois bravache, apparaît plus fréquemment. Les jeunes filles, elles, manifestent un instinct grégaire puissant. Un besoin d’appartenance, de reconnaissance mutuelle, de conformité. Elles doivent se ressembler pour se rassurer, se reconnaître, se protéger. Comme dans une meute, l’uniformité n’est pas une contrainte, elle est une condition du bien-être.
Cet instinct n’a rien de condamnable en soi. Il a longtemps servi des fins utiles. Il favorise la cohésion, l’entraide, la vigilance collective. Se fondre dans la masse est une stratégie de protection. Porter les mêmes vêtements, adopter les mêmes codes, parler le même langage, c’est réduire l’exposition au danger, éviter la mise à l’écart. La mode, au sens strict, fonctionne ainsi depuis toujours. Les mêmes coupes de cheveux, les mêmes pantalons, les mêmes accessoires jouent le rôle d’un uniforme officieux.
Le problème surgit lorsque cet instinct grégaire, si précieux dans un cadre stable, devient le vecteur d’influences extérieures qui ne sont plus neutres. Les jeunes filles, parce qu’elles suivent plus aisément les normes dominantes de leur milieu, adoptent aussi avec une grande facilité les modes idéologiques. Un féminisme doux, diffus, rarement théorisé, mais omniprésent, s’est imposé comme une évidence morale. Il valorise toutes les options de vie, sauf celle de la maternité, systématiquement reléguée, retardée, suspectée, parfois présentée comme une aliénation.
Je suis rentré chez moi avec ces images en tête, ces silhouettes à la fois gracieuses et terriblement semblables. J’ai garé la voiture, mon téléphone a vibré. Un article relatait l’histoire tragique de trois jeunes filles en Belgique, mortes depuis l’été. L’une avait obtenu un suicide assisté, les deux autres s’étaient donné la mort. Leur point commun tenait en une expression devenue banale, elles avaient entamé une « transition de genre ». Ce qui n’était au départ qu’un mal-être adolescent avait été interprété, encouragé, puis médicalisé, jusqu’à l’irréparable.
Comme nous vivons dans un pays de fantaisie, on feint d’oublier une évidence élémentaire, les femmes ne deviennent pas des hommes. Elles peuvent changer de prénom, de vêtements, de posture, de papiers, et même, par la chimie et le bistouri, altérer leur corps jusqu’à le rendre méconnaissable. Mais la réalité biologique demeure. Le tragique commence lorsque l’on transforme cette fiction en protocole. Ce qui, autrefois, aurait été accueilli avec compassion et prudence par des médecins, se voit aujourd’hui orienté vers une transition présentée comme une solution.
Les textes belges décrivent un faisceau de causes désormais bien connues. Une détérioration massive de la santé mentale des jeunes, l’assèchement des soins psychiatriques, l’emprise des réseaux sociaux sur le rapport au corps, des changements de définition qui ont multiplié les diagnostics, et une pression militante qui impose l’« identité de genre » jusque dans les écoles. La chercheuse Lisa Littman a parlé de dysphorie de genre à apparition rapide, observant que des groupes d’adolescentes se déclaraient soudain « transgenres » ou « non-binaires », sans signe antérieur, là où les transsexuels documentés depuis des décennies, majoritairement des hommes, exprimaient ce malaise dès l’enfance.
Certains psychologues parlent de contagion sociale par les pairs et établissent un parallèle avec l’anorexie des années 1990 et 2000. À l’époque, personne n’aurait soutenu que ces jeunes filles « osaient enfin être maigres ». On avait compris qu’elles étaient influencées par des sites qui glorifiaient la disparition du corps. Aucun médecin n’aurait songé à affirmer une « identité anorexique » en prescrivant des coupe-faims. Aujourd’hui, des bloqueurs de puberté et des hormones sont proposés à des adolescentes en détresse, comme si l’on pouvait appuyer sur un bouton pause sans conséquence.
Les conséquences médicales sont pourtant connues. Stérilité probable, fragilisation osseuse, risques cardiovasculaires, modifications irréversibles de la voix et de la pilosité, atrophies douloureuses, entrave du développement cérébral. Même après l’arrêt des traitements, le corps ne revient pas en arrière. Et le bénéfice psychologique, lui, n’a jamais été démontré de manière solide. Lorsque la transition n’apaise pas la souffrance, elle l’aggrave parfois, en ajoutant au mal-être initial le poids d’un corps mutilé et d’un avenir rétréci.
En Belgique, la présence de l’euthanasie dans le paysage ajoute une gravité singulière. Qu’une jeune fille ait obtenu la mort administrée pour souffrance psychique dit quelque chose d’un système qui, faute de soigner, accompagne jusqu’au bout le désespoir. Les noms, les âges, vingt ans, dix-huit ans, seize ans, suffisent à mesurer l’abîme. Il serait indigne d’inventer le détail de leurs journées. Il suffit de comprendre le mécanisme, lorsqu’on touche à l’harmonie délicate du corps humain, on enclenche des catastrophes en chaîne.
Cette affaire oblige à une question que l’on a trop longtemps esquivée, qui répond de l’acte. Les médecins d’abord, lorsqu’ils ont cédé à la pression idéologique, au conformisme, parfois à l’intérêt, en oubliant que la médecine est l’art grave de ne pas nuire. Les institutions ensuite, lorsqu’elles ont préféré l’orthodoxie militante au discernement clinique. Les militants enfin, lorsqu’ils ont transformé la souffrance en drapeau et le doute en blasphème. Une société qui interdit la prudence condamne les plus fragiles à l’expérimentation.
En quittant la lecture, je suis revenu par la pensée à la sortie du lycée de Pont-l’Abbé. Ces jeunes filles si semblables, aujourd’hui protégées par le groupe, seront demain confrontées à des choix irréversibles. L’instinct grégaire qui les rassure à quinze ans peut devenir, à vingt-cinq, une prison invisible. Une civilisation qui abdique la transmission ne produit pas des individus libres, elle produit des conformismes successifs. La mer, elle, n’a que faire des modes. Elle répète inlassablement ses marées. Les sociétés humaines, lorsqu’elles oublient leurs rythmes profonds, découvrent toujours trop tard que l’imitation n’est pas un projet.
Un jour, il faudra revenir en arrière, non par réaction, mais par miséricorde lucide. Revoir les protocoles, rouvrir les dossiers, écouter celles qui détransitionnent, réhabiliter l’examen, la durée, le silence. Et il faudra chercher les responsables, au moins sur le plan moral. Car une civilisation qui ne juge plus finit par ne plus soigner.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
Une réponse à “De la cohorte au suicide, anatomie d’une contagion”
merci
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