Ce que la loi sur la fin de vie révèle de notre effondrement moral

Je me tiens devant la grande croix du cimetière de Tréffiagat. Le vent vient du large, sans colère ni douceur, indifférent comme savent l’être les éléments. Autour de moi, les tombes sont entretenues avec un soin presque obstiné. Rien n’est laissé au hasard, comme si les vivants continuaient d’assumer, par ce geste répété, une dette silencieuse envers les morts. À ma droite, dans le carré des seigneurs locaux, une inscription discrète retient pourtant l’attention. Hubert Marie Roger Le Gouvello de la Porte. Derrière ce nom à rallonge se cache un enseigne de vaisseau de première classe du commando François, mort au combat face au Việt Minh au Tonkin. je pense à lui chaque fois que je passe devant cette pierre tombale. Je songe à un combat héroïque, perdu d’avance. Une mort annoncée.

Cette expression, mort annoncée, ne choque pas l’homme ancien. Elle choque l’homme moderne. Elle choque surtout l’homme façonné par deux mille ans de christianisme, pour qui la mort n’est jamais qu’un échec, un scandale, une injustice à réparer. Dans l’univers antique, au contraire, la mort était intégrée à la vie comme son terme naturel, parfois même comme son accomplissement. Mourir n’était pas toujours subir. Il arrivait que ce fût choisir.

Je ne suis pas chrétien. Mon rapport à la vie et à la mort se situe ailleurs, dans une tradition européenne plus ancienne, païenne et stoïcienne, où la vie n’est jamais un absolu en soi. Sénèque l’écrivait avec une clarté brutale, vivre n’est pas le plus grand bien, vivre dignement l’est. La valeur de la vie ne réside pas dans sa durée, mais dans sa tenue. Épictète, ancien esclave devenu maître à penser, rappelait que la liberté ultime de l’homme résidait dans la possibilité de quitter la scène lorsque celle-ci devenait incompatible avec la droiture intérieure. La porte reste ouverte, disait-il, et nul n’est tenu de demeurer dans une maison en feu.

Cette conception heurte frontalement la vision chrétienne, qui a sacralisé la vie en tant que telle, indépendamment de ses conditions concrètes. Dans le christianisme, la vie est un don, et ce don ne saurait être repris par celui qui l’a reçu. Toute vie, même diminuée, souffrante, privée de conscience ou d’avenir, conserve une valeur infinie. Cette rupture a été radicale dans l’histoire européenne. Elle a bouleversé les pratiques antiques, parfois brutales, mais cohérentes avec une vision tragique du monde.

Les Romains, comme les Grecs avant eux, n’ignoraient ni l’infirmité ni la faiblesse. Ils les affrontaient autrement. L’exposition des nouveau-nés malformés, les infanticides en cas de malformation grave, relevaient d’une logique que l’on qualifierait aujourd’hui d’eugéniste, mais qui était alors pensée comme une forme de protection de la cité et de la lignée. Il ne s’agissait pas de haine, encore moins de cruauté gratuite, mais d’une hiérarchie assumée des vies. Toutes ne se valaient pas, parce que toutes ne pouvaient pas porter le poids de l’existence civique.

De ce point de vue, les avortements thérapeutiques contemporains, notamment en cas de trisomie lourde, s’inscrivent beaucoup plus dans la continuité de la pensée antique que dans celle du christianisme. La société moderne, qui se proclame post-chrétienne, agit en réalité comme Rome agissait autrefois, tout en continuant à parler le langage moral hérité de l’Évangile. Cette contradiction est profonde. Elle explique une grande partie du malaise actuel.

On refuse la mort volontaire au nom de la sacralité de la vie, mais on accepte l’interruption d’une vie jugée insuffisamment viable. On conserve l’embryon sain, mais on élimine celui qui ne correspond pas aux normes fonctionnelles. On invoque la compassion, mais on pratique une sélection silencieuse. Ce n’est pas une accusation, c’est un constat. Notre époque a déjà tranché philosophiquement, mais elle refuse de le reconnaître.

C’est avec cette grille de lecture que je lis les articles du Figaro consacrés au projet de loi sur la fin de vie. Ce que révèle ce débat, au-delà des querelles techniques et juridiques, c’est le retour d’une question que le christianisme avait en partie refermée, celle du sens de la vie vécue. Non plus la vie comme simple battement biologique, mais comme capacité à demeurer soi, à transmettre, à habiter le monde sans humiliation.

Les craintes exprimées par les plus vulnérables sont légitimes. Une société qui légalise la mort volontaire sans renforcer massivement les soins palliatifs prend le risque de transformer un droit en pression diffuse. Les Anciens eux-mêmes le savaient. Le suicide stoïcien n’était ni banal ni encouragé. Il était rare, grave, réservé à ceux qui conservaient encore leur pleine lucidité. La liberté n’était jamais confiée à l’administration.

La mort volontaire de Dominique Venner, en 2013, a rappelé brutalement cette tradition européenne oubliée. Qu’on la juge excessive, choquante ou admirable importe peu ici. Elle s’inscrivait dans une cohérence de vie, dans une fidélité à soi-même, et non dans la fuite ou le désespoir. Elle rappelait que, pour certains hommes, vivre sans honneur n’est pas vivre.

Devant la tombe de cet officier breton tombé en Indochine, je songe que notre époque redoute la mort parce qu’elle a cessé de savoir pourquoi vivre. Les Anciens ne cherchaient pas la mort. Ils cherchaient à ne pas se renier. Le christianisme a voulu sauver toute vie. La modernité, elle, hésite entre ces deux héritages, sans en assumer aucun pleinement.

La loi sur la fin de vie, avec toutes ses imperfections, n’est peut-être que le symptôme de ce tiraillement. Elle marque moins une rupture qu’un retour mal assumé à une vision européenne ancienne, tragique, hiérarchisée, où la vie n’existe que si elle vaut la peine d’être vécue. Avant de légiférer, peut-être faudrait-il commencer par le reconnaître.

Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
[email protected]

Illustration : DR
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Une réponse à “Ce que la loi sur la fin de vie révèle de notre effondrement moral”

  1. Pichon dit :

    Hélas, l’avortement n’est même pas seulement le meurtre d’enfants mal formés, on élimine aussi de nombreux enfants tout à fait normaux.
    240 000 avortements par an ne représentent pas la fin de 240 000 trisomiques ou autres handicapés…

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