Je rentrais à Quimper par un de ces trains express régionaux qui donnent l’illusion du mouvement sans en avoir la réalité. Le wagon venait d’ailleurs, on le sentait à la rumeur encore tiède des pas, aux manteaux qui se frôlent de ceux qui avaient quitté les voitures à Rennes, à cette odeur mêlée de départ et d’arrivée. En ouvrant la tablette du siège, par simple curiosité, j’ai retrouvé un geste ancien, presque disparu, celui de tomber sur un journal oublié. Jadis, on lisait dans les trains comme on respire, aujourd’hui l’objet imprimé est une relique. Le papier était jauni, le titre rouge, plié en quatre avec un soin maladroit. C’était Rivarol, numéro 3688, survivance obstinée d’un autre âge.
Je n’ai jamais été lecteur assidu de cet hebdomadaire. Fondé dans les années cinquante par René Malliavin, il fut longtemps un refuge, parfois un abri, pour des hommes sortis de prison avec leurs idées intactes et leur réputation détruite. Son directeur actuel, Fabrice Jérôme Bourbon, que j’ai croisé autrefois lorsqu’il n’était encore qu’un jeune journaliste exalté, est devenu avec le temps une caricature commode, un épouvantail utile à la presse conforme. Son nationalisme sans nuances, son soutien mécanique à Jean Marie Le Pen ou au maréchal Pétain, son pessimisme terminal m’ont toujours tenu à distance. La Révolution nationale ne m’a jamais séduit, et je n’ai pas oublié que c’est sous Vichy que la Bretagne fut mutilée. On peut lire Rivarol par curiosité, rarement par adhésion.
Ce numéro pourtant m’a arrêté. Non pour l’éditorial, où l’on convoque une fois de plus le maréchal Pétain et Egalité et réconciliation, au chevet de la paysannerie française, mais pour une double page signée Vincent Reynouard. L’homme y raconte vingt six heures de garde à vue et détaille les cinq procès qui l’attendent. Le texte frappe moins par son contenu idéologique que par la description clinique du dispositif judiciaire. Reynouard écrit comme un habitué des lieux, avec la précision d’un chroniqueur notant la qualité d’un matelas ou la lumière d’un couloir. Il n’est ni ému ni révolté, il observe.
Ce qui désarme le système, chez cet homme, ce n’est pas tant ce qu’il dit que ce qu’il est. Sans biens, sans revenus, sans attaches, il échappe aux leviers ordinaires de la contrainte. L’amende ne mord pas, la menace de la prison non plus. Il sait que l’enfermement, conçu pour briser des primo délinquants ou intimider des esprits fragiles, ne produit aucun effet sur ceux qui possèdent une colonne vertébrale idéologique ou spirituelle. Face à des hommes de cette trempe, hétérodoxes ou djhadistes, la justice pénale se heurte à un mur. Elle répète des gestes appris, sans parvenir à atteindre sa cible.
L’entretien qu’il rapporte avec une jeune magistrate du parquet révèle un déplacement profond du droit. Il ne s’agit plus d’établir des faits, encore moins de mesurer un préjudice concret, il s’agit de traquer des intentions, de faire avouer une pensée. Le juge ne sonde plus les actes, il prétend sonder les reins et les cœurs. Cette prétention, jadis réservée aux théologies ou aux régimes totalitaires, s’est banalisée sous nos latitudes policées. On condamne moins ce qui est dit que ce que l’on suppose derrière les mots, comme si la loi se donnait désormais pour tâche de déchiffrer l’invisible.
Cette dérive plonge ses racines dans une confusion ancienne entre histoire, mémoire et droit. Depuis le Tribunal militaire international de Nuremberg, une certaine lecture du passé a été juridiquement sanctuarisée. Le jugement des vainqueurs, compréhensible dans son contexte, s’est figé en dogme. Juger aujourd’hui des discours relatifs à cette période à l’aune d’une mémoire pénalisée revient à demander aux tribunaux de trancher ce que l’histoire, par nature, laisse ouvert. Carl Schmitt rappelait que le souverain est celui qui décide de l’exception, ici l’exception s’est durablement installée au cœur du droit.
Ces procès pour délit d’hétérodoxie ne prospèrent d’ailleurs que dans les pays vaincus. La France, l’Allemagne, l’Autriche vivent encore sous un ordre juridique et symbolique hérité directement de leur défaite ou de leur libération. Leur régime politique, leur magistrature, leur morale civique sont nés d’une victoire étrangère, et cette origine marque encore les prétoires. Le droit mémoriel, la pénalisation du discours historique, la surveillance des mots ne sont pas des anomalies passagères, ils prolongent un rapport de forces ancien, figé dans la loi. De telles poursuites seraient impensables aux États-Unis, non par vertu particulière, mais parce qu’un vainqueur n’a pas besoin de sacraliser juridiquement son passé pour assurer sa légitimité présente.
Alors que le train dépassait Questembert, cette évidence s’est imposée à moi. Pour moi, Rivarol n’a jamais été d’abord Bourbon. Rivarol, c’était deux noms, Lucien Rebatet et Pierre-Antoine Cousteau. Deux hommes libérés de prison qui continuèrent d’écrire comme on parle depuis l’autre rive. Leur livre, Dialogues de vaincus, demeure l’un des textes les plus crus et les plus révélateurs de l’après guerre. Écrit à Clairvaux, sans repentance ni posture, il donne accès à la pensée intime de deux vaincus qui refusent de se renier.
Ces dialogues, acrimonieux, cruels, souvent d’une mauvaise foi revendiquée, valent précisément par leur absence quasi totale de remords. On y voit des hommes écrasés par l’Histoire, mais non convertis par elle. Ils parlent du fascisme comme d’un système sérieux, hiérarchique, assumé, opposé à la démocratie qu’ils abhorrent. Ils savent qu’ils ont perdu, mais ils refusent de feindre qu’ils n’ont pas combattu. Cette parole, si dérangeante soit elle, possède une valeur documentaire rare, parce qu’elle n’est pas filtrée par le repentir obligatoire.
On y découvre aussi l’écrivain, surtout Rebatet, parlant de littérature comme d’un acte de fécondation, jugeant les auteurs à l’aune du style et de la vie intérieure. Racine, Pascal, Laclos, Stendhal, Dostoïevski y forment une lignée hérétique, hostile aux valeurs officielles. Rien là dedans n’appelle l’adhésion, mais tout mérite d’être lu pour comprendre ce que fut l’univers mental d’une génération vaincue, condamnée à vivre sous le régime de ses ennemis.
Cette fracture intellectuelle s’est figée dans la droite française après l’échec de la candidature de Jean-Louis Tixier-Vignancour. Deux voies se sont alors dessinées. D’un côté, ceux qui restèrent fidèles à une ligne ancienne, Rivarol, puis le Front national, convaincus que la persévérance suffirait. De l’autre, ceux qui comprirent que l’échec appelait une remise en cause profonde, et qui créèrent en 1968 le GRECE, pour travailler la longue durée, la culture, l’anthropologie politique, la métapolitique, comme disait déjà Gramsci.
Un demi siècle plus tard, le résultat est sous nos yeux. Les premiers s’éteignent dans l’insignifiance ou le ressentiment, Rivarol devenu une survivance crispée, le Front national dissous dans le reniement sous le nom de Rassemblement national. Les seconds, longtemps invisibles, ont irrigué en profondeur toute une droite consciente du défi civilisationnel qui est le nôtre. La pensée nouvelle, patiente, souvent ingrate, a survécu aux journaux et aux partis.
C’est ici que la comparaison s’impose. Le Rivarol de Rebatet et de Cousteau était un journal de vaincus, certes, mais de vaincus encore habités par une vision du monde, une cohérence, une langue. On y écrivait depuis la défaite, non depuis le ressassement. Le Rivarol de Bourbon n’est plus que l’ombre de cela. Il n’est plus un journal de vaincus, mais un journal de survivance, enfermé dans des automatismes idéologiques. La décadence d’un titre épouse ici la décadence d’un pays.
En refermant Rivarol, je n’ai pas pensé seulement à Reynouard, ni même à Rebatet ou Cousteau. J’ai pensé à une France qui poursuit des hommes pour des mots, traque des hétérodoxies marginales, tandis que la violence réelle prospère dans les rues. Elle confond justice et mémoire, histoire et morale, droit et théologie. Et ce faisant, elle détourne le regard de l’essentiel, comme ces trains qui filent vers la mer sans jamais voir le paysage qu’ils traversent.
Balbino Katz
Chroniqueur des vents et des marées
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Illustration : DR
[cc] Article relu et corrigé (orthographe, syntaxe) par ChatGPT.
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